Le Caire Confidentiel

Habitants des villes sombres

La Caire de Tarik Saleh est brumeux, sale et tentaculaire. C’est une ville pratique, qu’on arpente en voiture, sillonnant d’un centre-ville crasseux à un ghetto pour riche, en passant par un bidonville d’immigrés de passage. Il faut bien être flic ou voyou pour connaître tous ces districts qui ne sont pas faits pour se mélanger. On n’a pas tellement l’habitude de voir Le Caire au cinéma, et pourtant la ville a ici cette drôle d’allure, à la fois élégante et vulgaire, qu’on croit connaître. Et pour cause, le titre français du film n’a pas été choisi au hasard par le distributeur. De l’original et très froid The Nile Hilton Incident, Memento Films a choisi Le Caire Confidentiel, qui évoque directement le film de Curtis Hanson, L.A. Confidential, et avec lui toute l’histoire du film noir américain de la ville des anges auquel il rendait hommage.

Comme dans le Los Angeles des années 1940, la ville semble habiter les personnages du Caire Confidentiel davantage qu’ils n’habitent la ville. Il y a surtout Noredin (Fares Fares), flic un peu ripou (comme tout le monde), mais consciencieux et impliqué, qui veut aller au bout de son affaire, quitte à traverser la ville dans sa vieille Mitsubishi déglinguée, avec sa clope au bec, sa cravate et ses chemises pas repassées, comme un Philip Marlowe en dépression. Au fil de son enquête, il va croiser des personnages qui, sans le savoir, racontent la ville. Parmi eux, on peut citer Salwa, immigrante subsaharienne de passage dans son périple vers l’Europe, coincé dans son bidonville où elle apprend l’anglais et en attendant baragouine un peu d’arabe. De l’autre côté, il y a un businessman, promoteur immobilier influant et proche du pouvoir, impliqué dans l’affaire. Un intouchable, comme on aurait pu en croiser dans Chinatown. Mais doucement, un vague bruit de révolte qu’on avait à peine remarqué commence à être plus incessant. Noredin ne s’intéresse pas vraiment à la politique, d’autant qu’il ne parvient pas à capter les chaînes égyptiennes sur son téléviseur. Mais d’un coup, elle éclate. On l’avait presque oublié, et puis abruptement, elle est là, dans la rue, au pied de l’immeuble, et même sur les chaînes de télé italienne. La Révolution.

Il y en a eu des films sur les révolutions. Mais Tarik Saleh à l’idée brillante de construire un grand film noir peuplé de personnages constituant un patchwork de la société égyptienne, sans qu’aucun ne soit impliqué directement dans le bouleversement politique dont ils ne seront que les victimes ou les bénéficiaires collatéraux. Car au-delà d’être un film sur la révolution égyptienne de 2011, Le Caire Confidentiel est un parfait instantané sur une ville, à un moment donné de son histoire. Pas de Pyramides à l’horizon, mais des rues, des clubs, des hôtels et des places, dont l’une s’appelle Tahrir. À ces évocations, nos souvenirs se mélangent, des films américains aux images d’actualité. On irait presque jusqu’à oublier un temps New York et Los Angeles, et faire du Caire la grande ville du polar.