Guantanamera

L’hymne à la vie

Vingt-trois ans après sa découverte en 1995, Guantanamera de Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío fait l’objet d’une ressortie en version restaurée. Cette comédie funéraire et politique n’a pas pris une ride et fait encore irradier sa profonde vitalité.

C’est un film à multiples facettes : road-movie, comédie funéraire et romantique, farce politique, Guantanamera mêle habilement le grave et le léger, le désarroi et la cocasserie – comme avant lui Avanti ! de Billy Wilder et Adieu Berthe de Bruno Podalydès, autres comédies construites autour d’un enterrement rocambolesque. Ici, une tante amoureuse, ancienne cantatrice à succès, rend l’âme et embarque ses proches (et moins proches) dans un voyage chaotique pour accompagner sa dépouille dans un cimetière à La Havane. À la tête de ce convoi, Adolfo, un petit bureaucrate ambitieux et borné, entend profiter de la situation pour mettre en œuvre son système de relais de corbillards par les pompes funèbres régionales afin d’optimiser les frais de transport. C’est que nous sommes au mitan des années 1990, quelques années après le début de « la période spéciale en temps de paix » décrétée par le régime cubain qui, lâché par l’Union Soviétique, tente de sortir de sa crise économique. C’est dans ce contexte pour le moins tourmenté que Tomás Gutiérrez Alea, figure centrale du cinéma cubain (La Mort d’un bureaucrateFraise et chocolat), et son coréalisateur et ami Juan Carlos Tabío inscrivent les tribulations de leurs personnages. Ainsi tissent-ils à leurs tourments intimes une kyrielle de savoureuses situations, où sont donnés à voir et à sentir les effets du rationnement, de la corruption, de l’inflation, du trafic de voyageurs ou du marché noir – on achète de l’ail à prix d’or sur le chemin, car il se fait rare à Cuba, comme on planque une poule et des victuailles sous les couronnes de fleurs du défunt ! Tous ces gestes et petits arrangements avec les morts nourrissent ce road-movie drôlissime, dont l’humour confine souvent à l’absurde. La description de cette économie de survie convole en justes noces avec deux intrigues amoureuses : celle qui lie Candido et Yoyita, amoureux en secret toute leur vie, dont les retrouvailles sur le tard leur seront fatales (qu’elle est belle, cette scène qui les filme tous deux se déclarant leur flamme, assis côte à côte au bord d’un lit !) ; la seconde qui rapproche Georgina (sensuelle Mirtha Ibarra), professeur d’économie à l’université, et son ancien élève Mariano. Leurs émois se conjuguent au drame ambiant dans un savant dosage d’ombre et de lumière. Guantanamera distille ainsi sa profonde joie de vivre, qui l’emporte sur le marasme ambiant et fait du dernier film de Tomás Gutiérrez Alea, décédé un an après sa sortie, un testament instructif et joyeux.