Cahiers noirs

L’amour d’une femme

Présenté en séance spéciale au Festival de Cannes l’an passé, ce documentaire signé Shlomi Elkabetz revient sur les trois films écrits et réalisés avec sa sœur, la comédienne Ronit Elkabetz, aujourd’hui disparue. Il sillonne leur inspiration commune, leur vie, leurs liens. Bouleversant.

Dans un taxi parisien, un homme, c’est Shlomi Elabetz, demande au chauffeur de monter le son pour entendre (et partager avec nous) la musique qui vient de s’annoncer, celle « du fantôme » signée Bernard Herrmann, dans Vertigo d’Alfred Hitchcock. Cette musique parcourt Cahiers noirs de bout en bout. La beauté du cinéma, c’est que les fantômes, toujours, reviennent. La beauté du premier film en solo signé Shlomi Elkabetz, c’est que sa sœur, son amie, son amour, sa coscénariste et coréalisatrice de Prendre femme, Les Sept Jours et Gett – Le Procès de Vivian Amsalem en est le centre et le cœur battant. La raison et le but.

Ronit Elkabetz est morte en 2016 à 51 ans des suites d’un cancer. Elle était une immense actrice, une réalisatrice accomplie, une femme engagée. Shlomi et Ronit ont vécu ensemble dans un appartement parisien pendant une quinzaine d’années, elle avait tout quitté en Israël (ses débuts fracassants au cinéma, sa gloire montante) pour tout réapprendre et devenir comédienne en France ; il l’a suivie. L’auteur, réalisateur et frère la fait revivre à travers ses souvenirs et ses inventions, à travers leurs parents, Myriam et Eli (plus vrais que nature, plus fictionnels que la fiction). Il raconte le vrai et le faux, leurs films et la réalité qui les inspire, on revoit le premier plan ébouriffant de Prendre femme, une prédiction fatale d’un mage berbère de la place de Clichy poursuit Shlomi Elkabetz au propre comme au figuré. Et on voit Ronit dans la vie et dans sa flamboyante jeunesse, puisque Shlomi ne s’est pas contenté de la regarder, il l’a filmée depuis toujours, dans la simplicité de leurs échanges, dans ses questions et ses récits (une scène grandiose où elle raconte une sortie en boîte de nuit et le retour à la maison sous l’œil de son père est un film en soi !).

La première partie est intitulée Viviane, du nom du personnage de la trilogie. Viviane, cette femme juive marocaine comme l’est Myriam Elkabetz, qui tente de quitter son mari, de s’émanciper, de gagner sa liberté, tandis qu’autour d’elles les hommes de sa famille, et la société tout entière s’y opposent. La deuxième a pour titre Ronit, et, bien sûr, les deux se confondent ; Shlomi s’incruste dans les films pour parler à sa sœur, mais c’est Viviane qui est là. Le tournage de Gett – Le Procès de Viviane Amsalem est le plus documenté. Et la maladie et la difficulté pour Ronit de porter ce poids si lourd du rôle principal et de la réalisation se fait jour… À la fois portrait intime et métaphore du cinéma, ce documentaire déchirant et passionnant trouve des formes singulières, de l’interview frontale aux images dans l’image (notamment des projections des films), déploie une science aiguë du montage, pour tout dire sans jamais être impudique. Il raconte ce lien unique, inaltérable. Entre un frère et une sœur. Entre l’art et la vie.