Les petits ponts

Il y a des films qui ne vous quittent pas. Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain est de ceux-là (en salle le 26 janvier ; lire ici notre chant d’amour). Le premier long-métrage en tant que scénariste-réalisatrice de la comédienne met en scène le quotidien d’Irène, une jeune fille juive dans le Paris de l’été 1942. Avec un sens de l’épure remarquable, Sandrine Kiberlain parvient à inscrire son récit dans l’époque de son action tout en donnant la sensation que ce qui se joue là se conjugue au présent. Car tout, dans la photographie, les cadres et mouvements de caméra, dans le travail sonore, les décors, accessoires, costumes, maquillages et coiffures, trouve sa juste place, sa texture et sa densité exactes pour nous placer dans les souliers de la jeune Irène, et nous faire éprouver à la fois sa joie de vivre et la menace qui rôde alentour. Et nous rappeler que cette dernière n’appartient pas qu’au passé.

C’est qu’Irène, comme l’hypersensible Hélène Berr, dont le bouleversant Journal fait partie des sources d’inspiration du film, a le goût de l’existence. Une curiosité, un appétit, une vitalité, un feu ardent habitent cette jeune fille de 19 ans, passionnée de théâtre, qui prépare le concours d’entrée au Conservatoire d’art dramatique de Paris (dont est issue Sandrine Kiberlain). Irène veut tomber amoureuse. Irène s’émerveille, s’enthousiasme, fait du vélo à vive allure. Sa jeunesse et sa lumière intérieure – qui sont aussi celles de sa merveilleuse interprète, Rebecca Marder (de la Comédie-Française) -, irradient si fort qu’elles éclipseraient presque la tragédie en cours.

Une jeune fille qui va bien Réalisé par Sandrine Kiberlain. Copyrights Jérôme Prébois / Ad Vitam.

Une jeune fille qui va bien est un film qui vibre haut et fort. Chacun de ses plans est doté d’un soin et d’une charge affective perceptibles à l’œil nu – en témoigne, par exemple, cet insert chavirant sur un morceau de papier, où les mots « Merci, Marceline » semblent s’adresser directement à Marceline Loridan-Ivens, que Sandrine Kiberlain aurait aimé pouvoir diriger dans le rôle de la grand-mère (ici tenu par la charismatique monteuse Françoise Widhoff, par ailleurs compagne du cinéaste Alain Cavalier), qui porte son prénom. Tant et si bien que ce film, par sa sensibilité et son intelligente faculté à confondre les époques, se transforme en expérience quantique. 

Tout aussi émouvant est le parallèle que l’on peut dresser avec le premier film de Suzanne Lindon, la fille de Sandrine Kiberlain, Seize Printemps (lire ici notre critique séduite), sorti l’an passé. Outre trois actrices en commun (Rebecca Marder, Françoise Widhoff et la géniale Florence Viala, également de la Comédie-Française), il y est aussi question d’une jeune fille amoureuse (au tempérament plus mélancolique que celui d’Irène), amenée à fréquenter l’univers théâtral dans un Paris contemporain, mais lui aussi intemporel – le film prenant soin de n’afficher aucun stigmate de notre époque. Dans ces deux premiers longs-métrages et leurs décors d’appartements parisiens, où vivent des familles aimantes, la caméra circule avec fluidité (comme dans les séquences de l’appartement-atelier d’À nos amours de Maurice Pialat, référence absolue pour les deux réalisatrices).

Comme si inconsciemment – puisque ces projets ont été pensés et montés séparément, Suzanne Lindon ayant même pendant longtemps gardé secret son scénario inspiré d’un chagrin d’amour – Seize Printemps donnait à voir et sentir la perspective de vie qu’aurait pu, qu’aurait dû avoir Irène, dans un autre contexte, en un autre temps.

Il y a quelque chose de réconfortant à rapprocher ces deux films l’un de l’autre. Comme si, de ces petits ponts jetés inconsciemment entre eux émergeait un credo, une foi profonde dans le fait que la fiction en général, et le cinéma en particulier peuvent donner à éprouver une autre expérience du temps que le temps linéaire et « réparer » les blessures du réel. Comme si cet art de l’incarnation avait le pouvoir de réintégrer une énergie, une vitalité qu’un monde devenu fou avait décimées.