Moments de grâce

Sandrine Kiberlain

Parfois, un moment suspendu d’actrice vous donne envie d’aller faire un gros câlin à l’écran. Ça fait désordre. À la place, ces quelques lignes pour embrasser quelques instants de grâce de Sandrine Kiberlain, dont ceux dont elle gratifie son dernier rôle, dans Comme un avion de Bruno Podalydès (en salle le 10 juin).

Elle est grande et blonde, longue et pulpeuse, ici et ailleurs. D’elle-même, à ses débuts, elle disait qu’elle ressemblait à une girafe. Sandrine Kiberlain est une bien jolie girafe. Et une actrice singulière qui n’a peur de rien. Elle a passé la classe libre du cour Florent avec un texte de Francis Blanche : Ça ne tourne pas rond dans ma p’tite tête… Le Conservatoire, avec le monologue de l’Infante dans Le Cid de Corneille et une scène d’Annie Hall de Woody Allen. Différente, assurément.
Les acteurs les plus intéressants sont souvent doubles. Sandrine Kiberlain réussit ce prodige d’être, à la même seconde, grave et légère. Depuis ses débuts, ce mélange détonnant fait qu’on la remarque, que même dans les tout petits rôles, on ne voit qu’elle. Ses apparitions ne sont jamais banales, qu’elle soit dépressive gaie dans Comment font les gens de Pascale Bailly (1992) ou gracile et si jeune call-girl dans Les Patriotes d’Éric Rochant (1995). Son premier rôle important, elle le doit à Laetitia Masson, qui la dirige en ouvrière du Nord dans En avoir (ou pas). Résultat : un portrait sensible de femme en lutte, le Prix Romy Schneider et le César du meilleur espoir.

 

En une cinquantaine de films, Sandrine Kiberlain a aligné les moments de grâce. Des scènes inoubliables, dans lesquelles on ne verrait personne d’autre, des moments de rien qu’elle habite d’absolu. Façon tirade du nez, on pourrait dire bien des choses encore. Délurée : annonçant dans un café à son compagnon (Fabrice Luchini) qu’elle l’a trompé, elle l’abreuve sans sourciller de moult détails scabreux. C’est Rien sur Robert de Pascal Bonitzer. Reprenant à peine son souffle comme si toute pause risquait de lui être fatale, elle est douce et sans affect. Les mots peuvent sembler vulgaires, ce qu’elle en fait tient de l’épiphanie. Chagrine : bourgeoise des années 1960, dont le mari s’est installé aux côté des « bonnes » espagnoles dans les chambres à elles dévolues, dans Les Femmes du 6e étage de Philippe Le Guay, elle cherche l’oubli dans le vin, déambule en chemise de nuit et ne se voile même pas la face devant ses enfants. « Ah, mes pauvres chéris, vous avez une mère complètement idiote !… » Colérique : dans 9 mois ferme d’Albert Dupontel, lunettes rectangulaires juchées sur le bout du nez, debout derrière son bureau, elle colle trois dossiers à charge supplémentaires à ce malfrat malchanceux au point de s’être trouvé sur son chemin un soir de biture. Mauvaise foi absolue, ses gestes et sa voix sont fermes, et son menton tremble un peu de tant de méchanceté. Il y a toujours un fond d’humanité dans ses personnages.

De plus en plus, c’est dans ses scènes muettes que Sandrine Kiberlain nous cueille et nous ravit. Dans Comme un avion de Bruno Podalydès, elle balance les dialogues ciselés pour cette épouse lumineuse et insaisissable amoureuse goguenarde (« Quand tu t’es mis au ukulélé, c’était aussi un vieux rêve auquel tu me demandais de croire ! »), mais ses silences sont tout aussi hilarants.
C’est une scène intermédiaire, un instant suspendu entre deux allers-retours du kayak filant pour la première fois sur l’eau, au rythme des coups de pagaie que Michel plante joyeusement dans l’onde. Il sort par la droite de l’écran, revient vers la gauche. Debout sur la berge, Rachel, le suit des yeux. Il s’amuse, elle moins. Un nuage passe dans son regard clair, œil furtif d’un côté, puis de l’autre, mains sur les hanches, moue encourageante et petit hochement de menton… Histoire de couper court, elle lance une vanne gentille (« La mer, c’est par là »), avant un sourire enluminé d’amour vrai pour cet homme authentiquement barré, qui rallie le bord pour un repos bien mérité. Auprès d’elle.