Festival de Cannes #J7 Lundi 23 mai

Le coup de pied de l’âne ?

Il se passe des choses dans nos rétines et le grand maelström cannois n’en finit pas de nous porter, nous emporter, nous agacer et nous ravir.

Voir des films à la chaîne, c’est tisser des fils, traverser des ponts, laisser s’entrecroiser des mondes en apparence irréconciliables. C’est aimer passionnément le regard plein d’humanité de certaines et certains, et, la séance d’après, rejeter celui pétri de condescendance et d’esbroufe méchante d’un autre. C’est trouver des correspondances, des hasards, des rimes, des synchronicités. Tandis que Le Parrain de Francis Ford Coppola était diffusé au Cinéma de la Plage (cinquante ans, ça se fête), deux films (Tout le monde aime Jeanne de Céline Devaux et Les Amandiers de Valéria Bruni-Tedeschi) évoquaient de célèbres citations de Don Corleone en imitant la voix française de Marlon Brando. 

Cette année, force est de constater que l’on croise parmi les femmes et les hommes de tous âges, de tous pays et de toutes conditions qui hantent les écrans du Festival de Cannes, des tas d’animaux. Des chiens sans nom qui cherchent à manger dans les décombres d’une ville suppliciée et d’autres, compagnons bien nourris, choyés parfois, appelés Beast, Kaiser, Loulou, Marcel ou Tarantino (liste des films concernés fournie sur demande !). Il y a, dans des rôles très secondaires, il faut bien le dire, des vaches, des oies, des poules, des moutons et des cochons. Des dromadaires, des lémuriens, des renards, des ours et des sangliers. Des araignées aussi. Et des mouches mutines et vrombissantes, qui se posent, au moment opportun, sur le nez des acteurs (un grand bravo au dresseur !) 

Et puis, en lieu et place du raton laveur cher à Prévert, il y a même, dans cet inventaire non exhaustif, un magnifique et imposant bison. Celui-ci, représentant flamboyant d’une espèce éteinte apparaît à un jeune adulte, puis un ado dans War Pony, le si beau premier long-métrage de Riley Keough et Gina Gammell présenté à Un Certain Regard. 

Tout est terrible dans ce film qui semble redouter l’extinction future d’une petite communauté d’Indiens natifs Lakota parqués de nos jours dans une réserve. Abandon, drogue, misère et blancs paternalistes sont les fléaux qui rongent Billy et Matho. Les réalisatrices constatent cette malédiction sans jamais enfoncer les personnages, et l’amour qu’elles leur prodiguent exalte la force qu’ils ont en eux. Et l’espoir que, peut-être, ils sortiront de cette spirale. Une Caméra d’or, déjà ?

EO (Hi-Han) de Jerzy Skolimowski. Copyright Hanway Films.

Mais venons-en aux ânes, à celui, déjà cité dans cette chronique, filmé dans toutes ses pérégrinations par Jerzy Skolimowski dans EO/ Hi-Han (interprété par six équidés différents, qui portent de doux petits noms dans la vraie vie : Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco, Mela). À travers ses rencontres avec des humains qui l’aiment et le comprennent, le respectent simplement (ce qui est déjà bien) ou le bafouent, le rouent de coups, le considèrent comme chair à salami, le réalisateur raconte le monde d’aujourd’hui. Sans concession. Et que fait Ruben Östlund dans Sans filtre/Triangle of Sadness ? (lire ici les avis divergents de la bande) Il raconte le monde d’aujourd’hui (les trop riches, les trop beaux, les trop cons) avec une méchanceté sadique et tue un âne à coups de pierres (Pas lui, hein ! L’un de ses personnages. Et c’est pour une bonne raison : survivre sur une île déserte). On vous rassure, c’est en off. Comme chez Skolimowski lorsqu’une bande de hooligans s’en prennent à l’âne croquant quelques brins d’herbe au mauvais endroit au mauvais moment. Et pourtant, dans ce off, ce son bien amplifié, bien violent, bien dégoûtant, et aussi dans le contrechamp sur les camarades du tueur qui l’encouragent, il y a toute la laideur du monde. C’est ce que le Suédois, récipiendaire de la Palme d’or en 2017 pour le déjà so chic et bêtement choc, The Square, veut nous montrer, bien sûr. Le problème, c’est que lui, goguenard et tellement au-dessus de tout ça – dans son ton, le positionnement de sa caméra, ce qu’il fait subir à ses comédiens – s’en repaît…

Le Festival de Cannes a toujours eu ses « scandales » et en aura toujours. D’autres regards nous plaisent, nous font réfléchir et nous élèvent. Et c’est l’essentiel. Celui du Roumain Christian Mungiu, profondément humaniste bien qu’alerté par les relents racistes agitant deux petites communautés minoritaires de Transylvanie, l’une hongroise, l’autre allemande dans R.M.N. en Compétition. Déjà Palmé d’or pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours en 2007, Mungiu tresse des récits complexes et regarde ses frères et sœurs humains avec inquiétude. Dommage qu’il appuie trop son propos et cède, dans la dernière partie, à des plans-séquences magistraux, mais au contenu presque didactique.

Quant à Valeria Bruni-Tedeschi, première réalisatrice en compétition cette année avec Les Amandiers, elle nous ravit par cet épisode de sa jeunesse. Lumineux, même si hanté par la mort, menacé par la drogue et le SIDA, et peuplé de fantômes. C’est une aventure unique vécue dans les années 1980 par 19 jeunes acteurs admis à l’école des Amandiers de Nanterre sous la houlette de Patrice Chéreau (Louis Garrel) et Pierre Romans (Micha Lescot). Une histoire de théâtre, de liberté et de jeunesse. Au centre de ce groupe vivant, vibrant, il y a Stella et Étienne, campés par deux comédiens prodigieux : Nadia Tereszkiewicz et Sofiane Bennacer. Fiction basée sur une réalité – ces jeunes comédiens, qui vont bientôt former une génération magnifique du théâtre et du cinéma français, nous les connaissons, les reconnaissons – Les Amandiers conte une époque (dangereuse), une folie (furieuse), une liberté (incandescente). Et exalte la beauté qu’il y a à mettre, pour paraphraser Louis Jouvet dans Entrée des artistes, un peu (beaucoup) de vie dans son art, un peu (beaucoup) d’art dans sa vie…