Festival de Cannes 2022 #J2 Mercredi 18 mai

Cinéma et politique

Si, lors de sa création en 1946, le Festival de Cannes faisait preuve de beaucoup de diplomatie, ménageant la chèvre et le chou, le 75e s’affiche pleinement politique. Avec Volodymyr Zelensky, invité surprise, en treillis et en direct de Kyiv.

Rien ne sera jamais pareil. La cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes ce 17 mai fut un moment unique. Au-delà du très joli décor façon mise en abyme qui montrait en fond de scène la devanture du Palais surplombée de l’affiche bleue dont Jim Carey semble s’échapper en grimpant les escaliers vers le ciel. Au-delà de l’impeccable présentation de Virginie Efira en lamé blanc – « Le monde est écrit dans une langue incompréhensible, le cinéma l’explique pour nous… » – évoquant parmi quelques Palmes d’or celle reçue par le Soviétique Mikhail Kalatozov pour Quand passent les cigognes, film sur la guerre qui, s’il ne change pas le monde, pourrait lui « servir d’exemple ». Au-delà de l’émotion sincère des invités de la salle Louis Lumière face au montage d’images de cinéma montrant l’étendue de la palette de Forest Whitaker, Palme d’or d’honneur, puis face à l’homme lui-même, ému et solennel, accueilli par une longue standing ovation. Au-delà de la présence du jury composé par Ashgar Farhadi, Noomi Rapace, Jeff Nichols, Rebecca Hall, Joachim Trier, Ladj Li, Deepika Padukone, Jasmine Trinca. Au-delà de la fierté de son président Vincent Lindon, dont le discours sobre et engagé, se terminant par « être vivant, et le savoir », a rendu grâce au cinéma tout en invitant le réel. Au-delà de la fibre comique inattendue – en français et in English – de Vincent Delerm faisant reprendre en chœur le refrain de Que je t’aime à toute l’assemblée, tandis que sur l’écran, des étreintes et des baisers de Un homme et une femme à La Vie d’Adèle en passant par La Leçon de piano, nous ramenaient au cinéma et aux Palmes d’or cannoises…

Car soudain, un invité qui n’avait pas monté les marches rouges, mais dont le buste semblait juché sur elles, a créé la surprise. Volodymyr Zelensky, en treillis et en direct de Kyiv, a évoqué Le Dictateur de Chaplin et la phrase immortelle d’Apocalypse Now de Coppola : « J’aime l’odeur du Napalm dans le petit matin… » « L’Enfer n’est pas l’enfer, a-t-il déclaré au cours d’un discours d’une dizaine de minutes. La guerre est pire. 2000 roquettes ont déjà frappé notre territoire. Des dizaines de ponts ont été détruits, des villages ont été incendiés. Plus d’un demi million d’Ukrainiens ont été déportés en Russie de force, des dizaines de milliers se trouvent dans des camps en Russie, qui ont été créés sur le modèle des camps de concentration. (…)
Déjà, en Europe, c’est la plus terrible des guerres depuis la Seconde Guerre mondiale. La responsabilité en incombe à une seule personne. Des centaines de personnes meurent tous les jours et ne vont pas se relever. Après le clap de fin, qu’est-ce que nous attendons ? (…) »

Moment incroyable et troublant, intense. Qui disait que oui, ni le monde, ni le plus grand Festival de cinéma ne peuvent ignorer ce qui se passe dans le monde. Soyons légers, mais gardons les yeux grands ouverts. Tom Cruise les eut « grands fermés » pour Kubrick dans Eyes Wide Shut ; il est là aujourd’hui entre master class et présentation de Top Gun Maverick, en salle le 24 mai. Car le Festival de Cannes est ce mélange improbable où l’on applaudit les stars, où l’on pleure à revoir, à Cannes Classic, Françoise Lebrun et Jean-Pierre Léaud présenter La Maman et la Putain de Jean Eustache, 49 ans après le mélange de sifflets et d’applaudissements qui suivirent la projection en mai 1973. Et l’endroit où le cinéaste russe Kirill Serebrennikov peut enfin monter les marches, alors qu’il était assigné à résidence pour la présentation de Leto (2018) et La Fièvre de Petrov (2021). En 2 h 30, La Femme de Tchaikovsky raconte l’histoire de celle qui, folle d’amour, épousa un génie de la musique qui ne l’aimait pas… Quelques longueurs indéniables, des fulgurances aussi. Et la présence inouïe de Aliona Mikhaïlova, délicate et puissante actrice, dont on découvre ici les yeux bleus de chat, la légère cicatrice entre les sourcils épais, l’unique fossette sur la joue gauche, et l’incroyable capacité à nous bouleverser d’un geste de ses longues mains fines, ou d’un sourire douloureux. Un prix d’interprétation ? Dès le premier film en compétition ?