Joaquin Phoenix

Parce que c'est « lui »

On ne voit que « him » dans Her, le nouveau film de Spike Jonze. « Him », c’est lui bien sûr : Joaquin Phoenix, beau brun bizarre qui électrise cette romcom futuriste. Dans ce rôle sensible, moins tendu que d’ordinaire, l’anti-star (mais presque étoile d’Hollywood) explore une fois encore l’envers du rêve américain. Bousculant, avec la fine fleur du cinéma d’auteur ses mythes et ses horizons. Un hasard ? Sûrement pas. Explications en 6 étapes, façon destin héroïque et panoramique, là-même où se croisent vie et légendes, ombres et lumières. Puisque « him », décidément, cela ne pouvait être que lui…


 

LA ROUTE POUR COMMENCER

Flower power : ces deux mots peuvent faire sourire aujourd’hui ; ils ont pourtant modelé les premières années de Joaquin. Rejeton emblématique, dès sa naissance, de la contre-culture des années 1970. Mais héros idéalement américain, tout autant. Jugez plutôt…
Go West ? Plutôt Go South, puisqu’il voit le jour à Porto-Rico, le 28 octobre 1974, alors que ses parents sillonnent l’Amérique centrale pour prêcher la bonne parole des Enfants de Dieu. Une secte chrétienne,
dissoute aujourd’hui, dont ces doux utopistes finiront par s’extraire en 1978.

Retour aux États-Unis avec toute la nichée, détours en cargo et camping-car à la clé. Yeah ! C’est alors qu’ils modifient leur nom, préférant Phoenix – ils renaissent en effet – à Bottom (« le derrière », en français). Patronyme un peu trop trivial, sans doute, pour ces adeptes d’une vie spirituelle et naturelle (ils sont végétaliens). Hippies, hip, hip, hip… Cinq bambins sont donc nés de l’union flâneuse d’Arlyn, secrétaire issue du Bronx, et de John, charpentier-paysagiste originaire de Californie. Joaquin est l’enfant du milieu, le seul à porter un prénom référencé : deux aînés – un garçon, River, puis une fille, Rain – et deux jeunes sœurs – Liberty et Summer – l’accompagnent tout au long de ces années buissonnières. Heureuses, semble-t-il : Joaquin, qui se fait appeler « leaf » (« feuille ») un temps, l’a toujours affirmé. De fait, s’ils s’initient très jeunes aux abris de fortune et à la pauvreté, c’est aussi  grâce à cette éducation alternative (ils chantent et mendient dans la rue à l’occasion), et aux encouragements de leur mère, une fois rentrés en Californie, qu’ils zapperont allègrement l’école pour mieux courir les castings.  Au commencement était donc la route… : axe fondamental, et d’un pays et d’un jeune homme en formation, dont les élans ici se confondent. Puisqu’il est un acteur en devenir, on pourrait presque parler, avant le divorce des parents écolos-troubadours, d’un road movie… fleuri.

LE FRÈRE SACRIFIÉ

Difficile de saisir le parcours – émotionnel et professionnel  – de Joaquin Phoenix sans évoquer River, le frère aîné. Son double inversé, son ombre portée, célébré tel le James Dean (destroy) des années 1990, quand lui, le cadet, ne faisait encore figure que de jeune pousse.

Androgyne lumineux, adulé par les filles comme par les garçons, musicien et acteur promis au plus bel avenir hollywoodien, River décède d’une overdose le 31 octobre 1993, à l’âge de 23 ans, juste devant le « Viper Room », boîte de nuit fameuse à Los Angeles qui appartient, alors, à Johnny Depp. Joaquin, qui vient d’avoir 19 ans, assiste à ses derniers instants.

Difficile, aujourd’hui, de ne pas voir dans la filmographie du brun ténébreux qu’est resté Joaquin, celle que River, ange blond et sacrifié, aurait pu et dû avoir. D’autant que c’est Gus Van Sant qui a véritablement lancé la carrière du cadet, en 1995, avec son film Prête à tout… le même qui, en 1991, avec My Own Private Idaho, a définitivement inscrit l’aîné dans l’histoire culte du cinéma rebelle.

Difficile, aussi, de ne pas substituer aux silences opiniâtres de Joaquin sur cette tragédie l’écho de ses rôles (nombreux) de frère, qu’il soit rival, trahi ou endeuillé, de The Yards, en 2000, à Walk The Line, en 2005, en passant par Signes, en 2002. L’analogie est, pour le moins, troublante. Difficile, dès lors, de ne pas jeter de ponts entre cette fraternité douloureuse et l’une des antiennes obsédantes de la culture américaine, qui s’appuie résolument, on le sait, sur Bible et famille. Et qui ne cesse de le rattraper, lui le frère second.

Abel et Caïn, le retour… Caïn l’aîné, le querelleur, le jaloux, qui se croit fils de Dieu ; Abel le cadet, le juste et le persécuté : combien de livres et de films ont construit leurs abîmes autour de cette dualité originelle ? Difficile, décidément, de ne pas pointer les correspondances entre la vie peu ordinaire de Joaquin et les récits mythiques qui nourrissent les rêves, comme les failles, de son pays. Donc, forcément, de son cinéma.

LES DERNIERS SERONT LES PREMIERS

Le cinéma, justement. On y vient. Puisque c’est peu dire qu’ici, plus qu’ailleurs, Joaquin y vérifie un autre adage fondateur : les derniers seront les premiers. Toujours un pied dans le merveilleux, le grand petit homme, quoi qu’il fasse et pense, en somme.

En fait, bien avant les tapis rouges d’Hollywood, son évangile à lui, c’est la télévision. On l’entraperçoit ainsi, dès l’âge de 8 ans, dans des téléfilms à visée familiale. Parfois dans l’ombre du fulgurant River (Les Sept Femmes de Barbe-Rousse, en 1982), parfois au côté de sa sœur Summer (un épisode d’Arabesque). Juste assez pour que sa jolie bouille ronde et ses yeux verts traversent les voies hertziennes et s’affichent sur grand écran. En dépit d’un ratage notable à l’allumage… Space Camp, le premier long-métrage dans lequel il apparaît en 1986 (sous le nom de Leaf Phoenix), combine pourtant deux genres dont les Américains raffolent : l’aventure dans l’espace et le teen movie. Du solide. Sauf que ce produit manufacturé a la mauvaise idée de sortir en salle quelques mois après l’accident de la navette Challenger. C’est un flop. Pendant ce temps, River, lui, s’envole. 1986, c’est en effet l’année où Stand by Me, de Rob Reiner, le propulse dans le firmament des jeunes étoiles bankable…

Deux autres films succéderont néanmoins aux débuts en forme de crash du tendre Joaquin. Dont Portrait craché d’une famille modèle, de Ron Howard (en 1989). Il n’empêche : à tout juste 15 ans, il choisit de se détacher de ces expéditions intermittentes. Et de renouer, plus terre à terre, avec la route familiale : il rejoint son père au Mexique.

Son come-back, quatre ans plus tard, va coïncider avec deux événements clés de son épopée. Deux hauts faits aux tensions contradictoires. D’abord, il a repris son prénom originel. Affirmant son identité singulière, loin des effluves chamaniques des prénoms de ses frère et sœurs. Bel élan. Sauf que, si ce prénom est sur toutes les lèvres, c’est pour de funestes raisons : le 31 octobre 1993, c’est lui, Joaquin, qui donne l’alerte tandis que son frère agonise (son appel est enregistré et passera en boucle sur les radios et télés américaines pendant des semaines).

Épisode traumatisant qui scellera un peu son destin professionnel – le cinéma va à nouveau penser à lui – et beaucoup son attitude en dehors des plateaux : dense et fuyant, gracieux mais peu loquace, aussi tourmenté qu’affûté. En clair, tandis que le « dernier », peu à peu, va accéder aux « premiers » rôles, les similitudes entre ses personnages ambivalents et ce qu’il dégage au dehors deviennent saisissantes.

AN AMERICAN LEGEND

Focus, en guise de fenêtre emblématique et chantée, sur Walk the Line, le biopic brûlant mais sobre que James Mangold a consacré à Johnny Cash en 2005.

Joaquin Phoenix a alors 31 ans. Le grand public l’a véritablement découvert cinq ans auparavant, dans un rôle de méchant, blafard et terrifiant (Gladiator de Ridley Scott), sorte d’apothéose dans le registre tordu et/ou souffreteux qu’il fréquente assidûment sur grand écran.

Et voilà qu’en cet an de grâce 2005, lui, Joaquin l’impétueux, est choisi pour incarner, carrément, une légende américaine. A savoir John R. Cash, the man in black de la musique country, baryton fervent hanté par nombre de démons, dont la mort accidentelle et prématurée d’un frère aîné. On s’étonne et sourit tristement ; lui pas. Bottant en touche sur les diagnostics psy et leurs tics afférents, la presque star s’immerge dans cette bio filmée comme l’on plonge dans une histoire d’amour. Contrariée et belle, jonchée d’élans, de détours. Et de rédemptions.

Porté par le lyrisme fruste de la musique – il chante et joue lui-même de la guitare – Joaquin Phoenix y est formidable d’intensité et de charisme. En place et à sa place. Un Golden Globe, à défaut de l’Oscar, saluera cette prestation. Cathartique, peut-être. De fait, si déclic dans sa carrière et auprès des studios il y a, c’est bien à ce moment-là. Un film et un chapitre placés sous le signe de la justesse. A tous points de vue.

JAMES GRAY, CONTRECHAMP

Il a le goût des fresques hallucinées sur fond de rêve souillé. Il n’aime rien tant qu’explorer les mythes fondateurs des États-Unis : la perte de l’innocence, le désir d’intégration, la piété familiale et ses chaos. Marginal et classique, salué aussi bien par les cinéphiles que la critique, il construit une œuvre puissante et cohérente depuis 1994, oscillant de polars nocturnes en romances nerveuses et mélodrames assumés.

« Il », c’est James Gray bien sûr, réalisateur américain fétiche de « him », notre Joaquin préféré. Contrechamp idéal, on le voit, de sa rage comme de sa vulnérabilité. Et, peut-être, figure substitutive de grand frère au royaume ambigu des survivants. Hantés par les mêmes thèmes et le même amour d’un cinéma exigeant, ces deux-là en tout cas se sont trouvés ! D’ailleurs, depuis The Yards, en 2000, leur complicité non seulement s’affiche, mais s’affine. La Nuit nous appartient en 2007, Two Lovers en 2008, The Immigrant en 2013 : le compte est bon et l’alliance quasi sacrée. Puisqu’aussi bien, leur amitié, ample, profonde, souveraine, ressemble à leurs films.

Nul hasard dès lors si, pour parler de « son » acteur, Gray évoque Monty Clift et Al Pacino, deux noirs tempéraments qui ont nourri l’histoire, et la légende, du 7e art. Tiens donc.

ÉLOGE DE LA DISPARITION

Apparition/disparition : s’il est un trait ultime qui se dégage du destin panoramique de Joaquin Phoenix, c’est bien celui-là. De fait, ce garçon qui a grandi dans l’improvisation n’aime ni la routine, ni la gloire et ses statuettes. Seul compte le prochain rôle. Celui qui lui permettra de se dépasser ; donc, également, de s’effacer. Autant dire que le blockbuster n’est pas une priorité chez lui ; et qu’une sortie de route est toujours possible. Confer, on l’a vu, son faux départ en 1989…

Apparition/disparition : sa dernière embardée, en 2008, reste frappante. Premier round : Joaquin Phoenix annonce officiellement son retrait de l’usine à rêves hollywoodienne. Stupeur. Deuxième round : on le voit s’embarquer, hirsute, dans une carrière hypothétique de rappeur. Railleries. Troisième round : c’était une plaisanterie. Enfin presque. Car derrière cette pseudo-métamorphose se niche, en réalité, un faux documentaire dénommé I’m Still Here et mis en scène par Casey Affleck (son beau-frère). Un vrai film, en somme, qui leur permet de balancer… deux, trois vérités sur le star-system en 2010.

Apparitions/disparitions : ce pied de nez qui aurait pu être fatal au taquin Joaquin va, au contraire, galvaniser sa carrière. En 2012, The Master, le nouvel opus du virtuose Paul Thomas Anderson, lui offre un rôle à sa démesure. En vétéran traumatisé de la Seconde Guerre mondiale (moment charnière de l’histoire de la nation américaine), il y est impressionnant de… cabotinage face à Philip Seymour Hoffmann. Puis, en 2013 enfin, c’est au tour du conceptuel Spike Jonze de l’enrôler dans Her. Son personnage, rêveur et mélancolique, se dénomme Théodore. Autrement dit « don de Dieu ». Tout un programme… et pas seulement informatique !

Apparition/disparition : le cinéma, ex-lanterne magique, n’est-il pas, au fond, le médium idéal pour explorer ce jeu incessant d’ombres et de lumières ? Tout converge si souvent dans la vie réelle et rêvée de Joaquin, acteur qui se donne. Littéralement. Tout converge, jusqu’à ce patronyme d’adoption bien sûr – Phoenix –, dont il semble assumer crânement les cendres comme les flambées.

Par Ariane Allard