Rencontre avec Jean-Pierre Darroussin

comédien

Dans Rendez-vous à Kiruna, le second long métrage d’Anna Novion, Jean-Pierre Darroussin est Ernest, un architecte autocentré qu’un événement va propulser sur les routes suédoises et amener à changer sa vision de l’existence. Un beau film à l’horizon ouvert, pudique, intelligent et sensible, que le comédien a accompagné dès la naissance du scénario.

Dans quelle mesure l’environnement suédois du film a-t-il influé sur votre jeu ?

Ce qu’il y a eu de particulier sur ce film, ce fut de fabriquer un objet ensemble. Dans ces voyages préparatoires, je ne me suis pas occupé de préparer le rôle. Malgré tout, cela a dû travailler inconsciemment, parce qu’à chaque fois que je voyais un paysage, un type de maison ou de rue, j’imaginais certainement les personnages déambuler dans ces endroits-là. Il y avait donc déjà une projection, ce qui est curieux, parce que je n’aime pas trop fonctionner ainsi trop à l’avance. Cela dit, j’ai surtout fait confiance à Anna et à la façon dont elle voyait mon personnage.

Ce n’est pas si souvent que l’on vous confie des rôles de types désagréables…

Je n’ai jamais trouvé Ernest désagréable. Il y avait un mini-conflit entre Anna et moi à ce propos, car Anna voulait qu’il soit vraiment odieux et pour moi, c’était juste un type normal. C’est simplement un homme pressé qui se donne de l’importance. Et le simple fait qu’il se laisse pénétrer par un instant de curiosité, ça en fait à mes yeux quelqu’un d’extrêmement sympathique. Après, il a un côté Capitaine Haddock lorsqu’il envoie paître les autres. Il a toutes les protections pour ne jamais se laisser envahir, mais il est tout de même prêt à s’ouvrir. C’est une âme en devenir. Il commence à se laisser gagner par un sentiment affectif. Il accepte progressivement que quelqu’un lui manque.

Est-ce que le contour d’un personnage importe pour vous ? Son costume, par exemple ?

Oui, c’est très important, c’est même fondamental. C’est une base, mais je ne décide pas d’emblée d’un dessin. Le point de départ est toujours le sentiment, les émotions ressenties à la lecture. Le dessin vient ensuite illustrer le sentiment.

Dans Rendez-vous à Kiruna, vous êtes souvent filmé en pied, de dos. L’ancrage au sol du personnage, la ligne de sa silhouette sont-ils des éléments auxquels vous réfléchissez ?

En ce moment, je suis en train de répéter une pièce au théâtre où, évidemment, le spectateur voit l’action principalement en plan large. Il y a une chorégraphie qui se fait et qui est aussi importante que la dramaturgie. Au cinéma, il m’est arrivé de jouer des rôles où je m’étais entraîné à ne jamais me regarder dans une glace pour n’avoir aucune conscience de mon image, pour être le plus brut et innocent possible, pour ne pas tenter de maîtriser l’effet que je pouvais donner. Ça dépend du type d’écriture : parfois j’opte pour ce type de travail, parfois pas, comme dans Les Grandes Personnes où l’on n’était pas loin de la bande dessinée. Moi, j’ai tout de même une formation de clown, par goût. Mais j’ai beaucoup travaillé au théâtre dans l’esprit de constamment ramener quelque chose de quotidien dans la tragédie, pour trouver un point de grotesque. C’était toujours cela qui m’a intéressé.

Grotesque ou burlesque ?

Grotesque. Le burlesque n’étant jamais loin non plus, mais le burlesque nécessite une situation qui est de l’ordre du danger, où le personnage est dépassé. Le grotesque, pour moi, c’est vraiment, alors qu’on touche à ce qui est de l’ordre de la tragédie universelle, l’intervention d’un petit détail du quotidien qui fait que ce moment-là ne reste plus un moment absolu. Il y a toujours quelque chose qui relativise l’héroïsme du moment. C’est peut-être pour cela que je ne joue jamais des héros. Parce qu’il y a toujours quelque chose de pathétique, d’un peu minable dans mes personnages ! C’est ce que j’essaie de faire, en dosant. Tout cela pour dire que mon type de dessin est toujours un peu du côté du clown, parce que le clown associe quelque chose du quotidien d’un peu nul à quelque chose de grandiose. C’est cela qui m’a attiré dans le théâtre et dans la comédie. Après, je m’occupe évidemment de la crédibilité, afin que le spectateur ne soit pas troublé par un concept, mais il y a ce goût-là, d’avoir toujours une petite outrance, alors qu’en fait, on est plutôt dans la demi-teinte. Je peux donc accentuer une démarche de temps en temps, par exemple.

Hormis Guillaume Nicloux, on vous a peu filmé en train de chuter franchement, mais il me semble que vos personnages sont confrontés au vacillement, à cette zone fragile entre deux états…

C’est marrant, parce que je me souviens d’un travail que j’ai fait autrefois au Conservatoire : nous avions monté Bécassine au théâtre et c’était Ariane Ascaride qui faisait la mise en scène. Moi, je jouais l’Oncle Corentin et dès que je parlais, je tombais. Au bout d’un moment, ça faisait beaucoup rire. La chute, c’est fondamental pour un comédien. On devrait apprendre beaucoup à chuter aux apprentis-comédiens. Pendant longtemps, j’étais un bon spécialiste de la chute, mais finalement, on me demande rarement de tomber au cinéma.

Mais ça menace toujours !

Tant mieux !

Il y a aussi quelque chose de singulier dans votre voix, votre phrasé. Dans ce film-ci où vous parlez beaucoup, vos fins de phrases restent souvent en suspens et créent une résonance très particulière…

Pendant un temps, pour moi, lorsque je travaillais une réplique, j’essayais de comprendre comment le personnage pouvait trouver parfaitement évident ce qu’il disait. Je devais trouver un ton d’évidence qui souvent confinait à l’absurde. Parce que si l’on cherche tout le temps à être évident, on devient totalement absurde. Il y a quelque chose de cet ordre dans l’écriture de Roland Dubillard. Cette musique-là, je la cherchais. Est-ce que ça finit par donner quelque chose de fragile ?
Je ne sais pas. Peut-être que je lance les choses avec un peu plus d’interrogation que d’évidence maintenant. J’ai beaucoup joué au théâtre, des années entières, en tournée. Je connais pratiquement tous les théâtres de France. Et à chaque fois, il faut se régler par rapport à l’espace. Comment votre voix va-t-elle s’inscrire dans ce nouvel espace ? Et quand je suis au cinéma ou quand on me fait parler sans que j’aie un texte que je connaisse par cœur, il y a ça aussi, cette découverte d’un nouvel espace dans lequel s’inscrivent les mots que je suis en train de prononcer. Ils sont donc un peu suspendus aussi, parce qu’ils prennent une place nouvelle pour moi.