Le plaisir

Conversation avec Louis Garrel

Louis Garrel revient sur l’expérience de son premier long-métrage, Les Deux Amis, dont il tient le rôle-titre aux côtés de Vincent Macaigne et Golshifteh Farahani. Cette histoire de rupture entre deux amis, vive et joyeuse, fut chaleureusement accueillie en séance spéciale à la Semaine de la Critique au dernier Festival de Cannes, répondant au maître-mot de son auteur : le plaisir…

Vous avez dit, lors d’entretiens, que vous étiez mu avant tout par l’idée de filmer des gens, mais que ce qui était le plus difficile à faire, c’était de raconter une histoire...

Pour Les Deux amis, j’ai demandé à Christophe Honoré de l’écrire avec moi. J’ai pris l’argument des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, pièce romantique que l’on pourrait qualifier de tragique, et on a décidé de le traiter d’une manière légère. Ensuite, si je travaille avec des gens que je connais, c’est parce que je sais exactement s’ils ont laissé un peu de leur être ou pas dans leurs loges lorsqu’ils viennent sur le plateau. Je le vois tout de suite, ce qui me permet de leur dire : « tu as perdu ton humour ? » ou bien « tu as oublié ton intelligence ou ton obsession là ? »… C’est une manière de leur dire de ramener leurs bagages sur le plateau. J’aime bien aussi à un moment donné que les acteurs participent à raconter quelque chose d’eux-mêmes, grâce au film. Il ne s’agit pas de leur voler quoique ce soit, mais qu’à un moment, le film leur appartienne tout autant qu’à moi. Les connaître permet aussi qu’ils ne se méfient pas de moi, qu’ils soient là, entièrement, tels qu’ils sont. Sans oublier de mettre un masque (on met forcément des masques lorsque l’on joue) et que derrière, il y ait une base de donnée existentielle, réelle.

Connaissiez-vous Vincent Macaigne depuis longtemps ?

Je le connais depuis l’âge de dix-sept ans. En fait, nous étions au Conservatoire de théâtre du 10ème arrondissement de Paris et il m’avait aidé à passer le concours. Nous sommes vraiment devenus amis sur le tournage de mon père (Philippe Garrel), Un été brûlant, où il jouait un rôle. Le directeur de production nous trouvait marrants tous les deux et disait que nous formions un vrai couple de bande dessinée. Il m’a incité à faire un court-métrage en proposant de le produire. Du coup, on a fait La Règle de trois. La productrice Anne-Dominique Toussaint m’a encouragé par la suite à faire quelque chose avec les mêmes acteurs d’où ce premier long-métrage, Les Deux Amis.

Le thème de l’amitié, que vous aviez déjà abordé par le biais du court-métrage, était-il un thème que vous vouliez développer dans un long ?

Un ami à moi m’avait dit : « Au fond un film réussi, ça donne envie de vivre ». Je me suis dit que c’était une bonne définition d’un film réussi : sortir du cinéma avec l’envie de retrouver l’existence. Et qu’on ne se soit pas senti devant un spectacle trop artificiel ou trop éloigné de la vie réelle. J’avais tout de même envie que ce film soit un peu théâtral, une histoire condensée sur trois jours, avec plein de péripéties, comme une accélération, pour un plaisir pur de spectateur, comme chez Claude Sautet. Je voulais prendre au sérieux ce que pourrait être une relation entre deux hommes qui s’appelleraient « amis ». Ma crainte était surtout de ne pas dégoûter les gens d’avoir ou de vouloir avoir un ou des amis. Au contraire, il fallait que je donne envie aux gens d’avoir des amis. L’ami étant la personne avec qui on partage le même imaginaire et qui est un refuge quand la tempête se déclenche.

Un ami, c’est aussi quelqu’un à qui on peut ne pas tout dire ou ne pas toujours dire la vérité...

L’idée du film, c’était de montrer une rupture entre deux amis sur le même mode qu’une séparation conjugale telle qu’on l’a vu plein de fois au cinéma. De prendre les mêmes schémas, les mêmes clichés et de les appliquer à deux hommes.

Peut-on y voir, là aussi, l’influence à l’écriture de Christophe Honoré ?

Oui, je pense que cela intéressait Christophe de voir cela, parce qu’un scénariste doit toujours être inspiré. Être adulte, c’est observer un peu de manière artificielle le comportement d’un adulte. On ne peut pas devenir adulte directement soi-même. Il me semble que c’est quelque chose que l’on mime. Ces deux personnages dans le film sont restés dans l’enfance et ne prennent pas la décision d’observer un comportement d’adulte. Ils ont leurs propres logiques, comme des enfants. Ils sont un peu désaxés, un peu cintrés. C’est marrant, par exemple, ma morale est celle que je m’impose par mon éducation, mais aussi vis-à-vis de mes autres amis. En fonction de ce qu’ils trouvent bien ou mal. Je partage une morale comme cela avec d’autres hommes dans ma vie. Quand je trahis la morale, je pense toujours à mes amis. Je me dis « tiens, je vais me faire mal voir de ma communauté religieuse là ! ».

Vous avez évoqué la rencontre d’acteurs qui n’ont pas forcément d’atomes crochus dans la vie, mais qui, sur un plateau, font admirablement bien fonctionner « leurs clowns », leurs talents d’acteurs, ensemble...

Oui, de manière générale, il peut arriver que deux acteurs communiquent bien dans la vie et mal sur le plateau ou inversement. Mais avec Vincent par exemple, on communique parfaitement bien dans la vie et avec nos masques. Les deux.

Et avec Golshifteh Farahani ?

Pareil. Pour Golshifteh, c’était la première fois qu’elle jouait dans un film français et dans lequel elle n’avait pas à assumer son côté Moyen-Orient. Je pense que c’était très dépaysant pour elle. J’étais un peu le garant de ça, en ce sens que je lui demandais de me faire confiance puisqu’elle était un peu lâchée dans cette aventure sans repères culturels. J’étais donc assez concentré sur son personnage la plupart du temps.

C’est un très beau personnage. Quelle était l’intention du caractère social assez marqué qu’elle revêt dans le film ?

Dans la pièce Les Caprices de Marianne, elle est mariée puis kidnappée par deux hommes. Donc ici il fallait aussi qu’il y ait une histoire d’enlèvement et une situation assez forte d’enfermement. De plus, les deux personnages du film n’étaient pas tellement rattachés à quelque chose de concret dans la société. Par contraste, on s’est dit qu’on allait prendre un personnage féminin qui aurait un quotidien très réel. Un peu comme un personnage des frères Dardenne qu’on tirerait vers un film de Francis Veber ! Dans le duo de clowns que nous formions Vincent et moi, il y avait un peu quelque chose de Pierre Richard et Gérard Depardieu dans La Chèvre ou de Gérard Lanvin et Michel Blanc dans Marche à l’ombre. Quelque chose des films des années 1980.

C’était une réelle intention de s’y référer ?

Oui, j’y ai pensé. Et la monteuse (Joëlle Hache) avec laquelle j’ai travaillé avait monté Marche à l’ombre. Ça m’allait très bien. Pendant la préparation, j’ai regardé Marche à l’ombre et je me suis dit qu’il y avait un petit côté ressemblant à mon film.

Comment avez-vous envisagé d’être à la fois devant et derrière la caméra ?

J’étais vraiment content d’avoir rencontré Claire Mathon à la caméra qui a été une grande alliée sur le tournage parce que j’avais confiance en son regard. Elle ne jugeait jamais. Quand on propose quelque chose, on ne sait jamais si cela va sonner juste (et cela peut sonner faux), mais il faut avoir envie de le proposer. Et Claire était toujours très concentrée, avec un regard très fort. Je l’ai rencontrée sur le tournage du film de Maïwenn (Mon Roi où Louis Garrel interprète un rôle) où elle tenait la caméra parfois. Et j’aimais bien quand elle était dans mon dos ou devant moi.

Comment s’est déroulé le montage de votre film ?

Au début, quand j’ai rencontré ma monteuse, Joëlle Hache, alors qu’on ne se connaissait pas, je lui ai proposé de mettre quasiment un post-it sur le ban de montage – on ne l’a pas mis – sur lequel on écrirait « Le Plaisir ». Je veux que ce soit le maître-mot du film. Le plaisir de regarder. Je me rappelais cette phrase de Peter Brook : « contre l’ennui ». Donc je lui ai dit « essaye de faire ce que tu veux ». En fait, elle a une science très particulière où elle monte rythmiquement et musicalement le film tout en suivant la pensée des personnages, pour toujours les comprendre eux-mêmes ou ce qu’ils sont en train de faire. Je pense que cela participe à la fluidité du film. Elle l’a très bien réussi.

Au niveau du son, étiez-vous particulièrement attentif à la façon dont « sonnaient » les scènes et les comédiens ?

Pour ça, je les ai un peu embêtés. Par exemple à Laurent Benïm qui était ingénieur du son, je disais « n’aies pas peur, je veux que cela soit brutal ». Cela a été un peu dur au mixage, notamment les scènes de gares. Mais moi, j’aimais bien ça les gares, il y a des bruits partout, de trains, etc. Comme les scènes étaient écrites comme des comédies, je savais qu’il fallait les contraster en se plongeant dans des situations très réelles, un dialogue assez théâtral associé à une ambiance brute, pour que cela soit drôle ou dramatique sans en avoir l’air et que cela soit toujours entre les deux. J’ai donc vraiment demandé à tous les gens du tournage de me suivre là-dessus, de me faire confiance, même si de temps en temps cela avait l’air d’être un peu brouillon, cela participait au récit et à ce que je voulais donner.

Quelles sont les choses que ce tournage vous a apprises et que vous aimeriez amplifier ?

J’aimerais bien encore plus de rapidité. Sans me comparer, quand je regarde Magnolia de Paul Thomas Anderson, j’adore la virtuosité et la rapidité avec laquelle il exécute sa narration. C’est dans la rapidité que se crée quasiment son sujet. J’aimerais bien y arriver. Ou l’incarnation dans le début de Ceux qui prendront le train de Patrice Chéreau. Je l’admire beaucoup dans ce qu’il amène aux acteurs : la puissance. Chaque sentiment est très amplifié. L’acteur devient le sentiment lui-même.

Photographies de l’entête de l’article : Laurent Koffel.