Le futurisme rétro de Transperceneige

Entretien avec Bong Joon-Ho

Une bande-dessinée française vieille de 30 ans, signée Jacques Lob et Jean-Marc Rochette. Un cinéaste sud-coréen, Bong Joon-ho, adepte du film de genre, produit par Park Chan-wook. Un casting international dans un train qui file autour du globe, arche de Noé qui ne peut pas s’arrêter. Etrange projet que cet épatant Transperceneige, pur moment de cinéma intelligent et agité du bocal. Rencontre avec son auteur doux-dingue.

Quand vous avez découvert le roman graphique, était-ce évident dès le départ qu'il y avait là un film ?

La première fois que j’ai tenu ce livre entre les mains, c’était dans une toute petite librairie en Corée, et j’ai été frappé par la couverture de Jean-Marc Rochette, ce couple enlacé avec le crâne dégarni, ça m’a interpellé. C’est cette beauté qui m’a attiré, j’ai commencé à feuilleter, et j’ai compris que toute l’histoire se passait dans un train, autour d’une apocalypse, d’un retour à l’âge de glace. J’ai tout de suite pensé que c’était très cinématographique, ces questions de lutte pour la survie, de la promiscuité des humains dans un lieu confiné. J’ai tout lu d’une traite, charmé par les dessins et je me suis dit : c’est sûr, c’est un film.

Coller ses images à soi sur les mots d'un autre est complexe. Mais coller ses images sur celles d'un autre ne l'est-il pas davantage encore ?

A vrai dire, il y a beaucoup de BD qui font l’objet d’adaptations. Ce qui était important pour moi, c’était de saisir l’esprit de l’œuvre originale, autour de ce retour à l’âge de glace, le train comme décor principal et la lutte des classes dans ce train, pour la survie. A partir de ces trois piliers, je pouvais réécrire l’histoire à ma sauce, je n’avais pas de pression particulière. En fait, ce qui m’a inspiré, ce sont les dessins, notamment dans les scènes de paysages de désolation enneigés ou dans les intérieurs de compartiments où les gens sont entassés. En réalité, adapter une BD a été plus une source d’inspiration graphique.

Le choix d'une production internationale s'imposait-il ?

Je suis avant tout réalisateur, je n’ai pas réfléchi en termes de marketing ou de coproduction. Mais l’œuvre originelle parle de la survie de l’humanité, il y a forcément toutes les ethnies, c’était une évidence. Il y a plusieurs langues dans le film et sur le tournage aussi, l’équipe était cosmopolite. Cet aspect vient directement du concept même du film, de l’œuvre originelle.

On ne peut s'empêcher dans certains plans de penser à votre producteur, Park Chan-wook, notamment à la scène de bagarre dans un couloir de old boy…

Pour être honnête, la plus grande source d’inspiration a été le train lui-même, un espace confiné, long, étroit et toujours en mouvement. Ce sont des conditions particulières en matière cinématographique. Pour revenir à Park Chan-wook, il m’a beaucoup conseillé, sur tous les plans, jusqu’au montage où il me donnait des idées. Mais à l’époque, il tournait Stoker à Hollywood, et c’était très dur pour lui. On s’appelait souvent pour se dire que c’était trop dur, finalement…

Vous avez mis huit ans à pouvoir faire ce film… c'est tout de même très long !

En fait, il ne s’agit pas de huit ans à cogiter uniquement sur ce film, j’ai tourné The Host et Mother entre temps, c’est aussi ce qui a un peu retardé le projet.
Mais il mûrissait dans ma tête pendant ce temps. J’ai lu attentivement le roman graphique pendant la pré-production de The Host en 2005. Et en 2006, quand le film a été présenté à Cannes, j’ai fait la rencontre des auteurs. Avec le recul, je m’aperçois que pendant le tournage de The Host et Mother, il y avait toujours dans un coin de ma tête ce projet du Transperceneige.

Vous gardez, même dans vos films les plus noirs, des espaces de pure comédie. Est-ce nécessaire pour vous de mélanger les genres ?

Ce mélange des genres n’est pas volontaire, ce doit être dans mon caractère. Même dans les situations les plus compliquées, j’ai tendance à voir le comique. Souvent il suffit de faire un pas en arrière pour voir que ce qui est censé être tragique est drôle. En extrapolant, je dirais que c’est l’histoire de la vie, de l’humanité en général. Et cette distanciation est déjà présente dans le roman graphique. Il y est question d’une dystopie, de la fin du monde, mais aussi d’une histoire d’amour et il y a un aspect spirituel, avec le moteur vénéré comme une entité divine.

À la moitié du film il y a une bascule, un changement de rythme et une aventure qui se charge de spiritualité, à mesure qu'on passe de wagon en wagon…

Le changement de rythme à la seconde moitié était voulu, je voulais quelque chose d’inédit, que les autres n’ont jamais tenté, les prises de risque c’est un peu mon fond de commerce ! Je porte dans mon cœur particulièrement la scène de jardin, qui est une cassure, mais aussi la scène de la classe avec la grande bagarre, alors que jusque-là la progression des révoltés était linéaire. C’est la différence principale avec la BD : un réalisateur qui fait son film a la possibilité de moduler le rythme a sa façon, c’est la principale différence.

Dans le roman graphique, c'est un individu seul qui se révolte. Vous en avez fait un groupe. Pourquoi ?

Ce que je voulais montrer, c’est le choc de deux groupes : ceux qui veulent avancer et ceux qui veulent les en empêcher. Je pensais que cela dégagerait une belle énergie. Mais Curtis reste le personnage central. Le choc des deux groupes va très bien avec cet espace cinématographique qu’est le train, où les mouvements sont forcément linéaires, il n’y a pas de détour possible. C’était un bon moyen de créer de l’énergie en cas de collision,  dans un sens comme dans l’autre.

Curtis, votre personnage principal, est un antihéros, jamais un sauveur. C'est un choix fort. Comment s'est-il imposé ?

C’est un héros sombre et complexe. Dans le cas de Curtis, la culpabilité et la honte sont les deux composants essentiels de son comportement. C’est un personnage qui inspire de la compassion à cause de ces sentiments. Son corps agit comme un Spartacus, qui se bat et va de l’avant alors que son cœur est prisonnier des fantômes du passé. Ce n’est pas un hasard s’il répète plusieurs fois qu’il n’est pas un meneur, celui qu’il croit, il estime ne pas mériter cela. C’est soit un antihéros, soit quelqu’un qui inspire de la compassion et des larmes. C’est ce qui permet de tourner des scènes complexes, de tentation, parce qu’il a une vraie dualité. Curtis est quelqu’un d’horriblement seul, coincé avec lui-même. Peut-être n’est-il pas le héros en réalité, ce serait plutôt Nam qui essaye de trouver une autre issue, d’ouvrir de nouveaux horizons.

Le film est nourri de cette violence crue que vous semblez aimer…

Cette violence crue était une évidence, puisque le train est un espace confiné, il y a un monde fou dans un tout petit espace et les méthodes de combat sont forcément primitives. Il est aussi souvent question de couper ou de percer, comme le train qui avance. Je me suis directement inspiré des Promesses de l’ombre de David Cronenberg et de la scène de combat dans le hammam, un corps à corps violent, cru et moite, c’est ce que je voulais reproduire. Vous aurez remarqué que, même si c’est officiellement un film de science-fiction, les méthodes de bagarre sont très primitives… Ce train erre depuis 17 ans et n’évolue pas, au contraire, il régresse : les choses disparaissent, s’usent, même si le train va de l’avant, c’est un retour en arrière.

N'avez-vous pas été tenté de sortir de ce train ?

Ça a été un vrai plaisir de montrer deux heures d’action concentrées dans un même espace. Peut-être dans une suite, d’autres seront tentés d’aller vers l’extérieur, mais moi non. Enfin j’en parle avec plaisir maintenant, parce que c’est passé, mais dans les décors, pendant 3 mois, j’ai cru mourir à un moment ! J’avais envie de voir le ciel bleu !

Votre film est distribué en France avec la mention "Director's cut". Comment réagissez-vous aux coupes qu'il subit ailleurs ?

Il y a un peu d’exagération autour de cette coupe supposée. Cela concerne surtout les pays anglophones comme l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Afrique du sud. Mais nous sommes en négociation avec Harvey Weinstein, ce n’est pas encore définitif. Ce qu’on appelle le « director’s  cut » sera en fait la version la plus distribuée dans le monde, que ce soit en Asie ou en Europe, à commencer par la France.

Quels sont vos films de cœur ?

Il y en a tellement… Il y a un cinéaste coréen qui s’appelle Kim Ki-young qui a fait l’objet d’une rétrospective, avec La Servante en noir et blanc. Un gros coup de cœur. Mais aussi Claude Chabrol, j’aime sa façon de montrer la criminalité dans les classes moyennes.