Cannes 2019 : Motifs du festival #3

La mort au travail

L’un des thèmes cannois les plus intimes fut certainement l’idée de la mort lente au travail, un sujet qui irrigue nombre d’œuvres de genres hétéroclites. À ce titre, la séance spéciale consacrée au très beau Être vivant et le savoir d’Alain Cavalier résonna comme un moment de recueillement particulier : la romancière Emmanuèle Bernheim (récemment disparue) et le réalisateur, amis depuis plus de trente ans, préparaient un film d’après le livre autobiographique de la première (Tout s’est bien passé) racontant comment son père, victime d’un accident cardio-vasculaire, lui avait demandé « d’en finir ». Le projet est finalement repoussé, car l’autrice elle-même doit être opérée en urgence. Alain Cavalier décide dès lors de la suivre pour en faire ce nouveau film, libre et profond, sur le mode du journal quotidien, au format vidéo auquel il nous a habitués. Dans une démarche plus esthétique que d’ordinaire, le cinéaste façonne un montage alterné de prises de vues vives d’Emmanuèle Bernheim, pourtant déjà en lutte pour sa survie, en même temps qu’il fabrique une série d’images allégoriques autour du thème de la décomposition de légumes dans un recoin de son atelier personnel, confiant en voix off ses espérances, ses angoisses et ses réflexions sur la vie et son déclin, qu’elles soient familières, philosophiques, religieuses ou poétiques. L’auteur délivre une sensation poignante sur l’anéantissement naturel implacable réservé à la condition humaine si fragile, alors que sa tendresse en forme d’espoir est paradoxalement rassérénante. En somme, le film résume magistralement ce balancier absurde de l’existence.

Être vivant et le savoir d'Alain Cavalier. Copyright Caméra One. 

« La vieillesse est un naufrage », écrivait Chateaubriand. Douleur et Gloire nous dit parallèlement Pedro Almodovar dans son film autobiographique, incarné par un Antonio Banderas vieilli, double du réalisateur jusqu’aux moindres détails, souffrant d’un corps attaqué de toutes parts (d’un dos ruiné, en particulier), car nourri de tous les excès du passé. Au-delà du fardeau physique, la nostalgie et la désespérance parachèvent la composition d’un portrait de solitude blottie entre les murs épais d’un appartement refuge, empli de bibelots. L’image fait écho aux espaces privés à volets tirés du professeur (Burt Lancaster) dans Violence et Passion de Luchino Visconti. Là encore, le spectateur assiste à l’enfermement progressif d’un individu harassé par sa condition, en proie à l’essoufflement, au souvenir et à la nostalgie, attendant la mort qui rôde. D’ailleurs, si la mère du professeur avait les traits fins de Claudia Cardinale chez Visconti, dans Douleur et Gloire, c’est la délicieuse vibration hispanique de Penélope Cruz qui prend la relève, seule image mentale d’une sérénité maternelle rayonnante qui perdure lorsque le crépuscule avance à grands pas. 

D’autres symptômes mémorables de la déliquescence sont apparus sur les écrans cannois, représentatifs du style de chacun : une vieille femme perdue et tremblotante réfugiée dans sa penderie chez Ken Loach (Sorry, We Missed You), une actrice condamnée par la maladie (Isabelle Huppert) cherchant à mettre en rang sa famille dispersée avant de disparaître (Frankie d’Ira Sachs), une ribambelle de zombies ricains annonciateurs des catastrophes climatiques de demain (The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch). À chaque fois, il s’agit de filmer la désintégration et le pourrissement, avec la conscience que la mort plane et nous guette, tapie dans l’ombre, prête à nous couper la tête.