Cannes 2019 : Motifs du festival #2

Les écrans du feu

Les toiles géantes de Cannes. Espaces blancs de tous les fantasmes, sur lesquels ont été projetés pendant dix jours des milliards de faisceaux d’ombres et de lumières. Parmi ces images, certaines sont revenues tels des mantras. Les flammes y ont imposé leur trace. Puissantes, intenses, symboles de tous les possibles.

La passion. Avant tout. Celle de la fascination amoureuse qui lie l’artiste à son modèle, Marianne à Héloïse, Noémie Merlant à Adèle Haenel. Dans la France de 1770, la robe de la seconde qui prend feu devant les yeux de la première n’en exprime que plus fort le lien ardent qui les unit. De celle qui s’expose à celle qui regarde, la lumière la plus sauvage jaillit et donne son nom au titre du film, Portrait de la jeune fille en feu, captée par Céline Sciamma. La fascination dangereuse ensuite. Celle du héros taiseux de Viendra le feu d’Oliver Laxe, Amador. Un pyromane tout juste sorti de prison pour avoir déclenché un incendie, et qui se retrouve au milieu de sa campagne et de ses bois galiciens, avant qu’un gigantesque feu n’arrive, fatal, et où des contre-feux vont être initiés pour contenir le principal.

Les flammes de la colère, qui naissent dans la cage d’escalier d’un immeuble de cité banlieusarde à Montfermeil dans Les Misérables de Ladj Ly. Quand le cocktail molotov et le briquet ne sont plus que les seules paroles des enfants, et renvoient flics et voyous dos à dos. Les flammes qui jaillissent dans la bâtisse du mariage d’Atlantique de Mati Diop aussi. Une menace annonciatrice du retour des hommes disparus, quand l’exploitation de l’homme par l’homme se fait monstrueuse et réclame justice. Le film s’appelait un temps, La prochaine fois, le feu, en hommage au texte culte de James Baldwin.

Roubaix, une lumière d'Arnaud Desplechin. Copyright Shanna Besson.

Restes d’un incendie de misère, déclenché volontairement par trois départs dans un logement de quartier désœuvré de Roubaix, une lumière. Arnaud Desplechin y saisit l’espoir disparu en même temps que les flammes. Un terreau propice aux pires actes, ceux de deux jeunes femmes espérant un semblant de mieux, qui deviendra le pire. Toits de paille enflammés par des mercenaires, pour faire fuir les autochtones, rayer un village de la carte, et empocher le magot d’un politicien véreux, dans la campagne brésilienne de Bacurau. Geste qui précipitera justement le présage de Baldwin, devant la caméra brûlante d’actualité de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles.

Les feux de la colère, peut-être ceux de la terre brûlée aussi, dans les paysages traversés, le long du périple ferroviaire roumain du Dernier Voyage à la mer d’Adi Voicu, court-métrage présenté à la Semaine de la Critique, où la suspicion se généralise dans un wagon, huis clos de tous les délires interprétatifs de l’homme sur l’homme. À la Semaine aussi, une cabane de jardin lituanien en flammes, que les voisins regardent, incrédules, entre une baignade et une dînette, dans l’histoire courte Community Gardens de Vitautas Katkus, incarnation irradiante du lien père-fils qui périclite un peu plus tôt à l’écran.

Le feu fun, forcément signé Quentin Tarantino, expert en spectacle de la torture, remplit l’écran de son Once Upon a Time… in Hollywood, quand la vedette de télévision incarnée par une star de cinéma, Rick Dalton par Leonardo DiCaprio, sort son lance-flammes de tournage pour décimer une assaillante en furie, illuminée sous LSD dans sa piscine californienne. Un bûcher aquatique sans appel, qui en annonce d’autres, de bûchers. Celui, fantasmatique, fantasmagorique, épileptique, sur lequel Charlotte Gainsbourg se tortille devant la caméra d’un film signé Béatrice Dalle, toutes deux encadrées par Gaspar Noé dans son moyen-métrage Lux Aeterna, truffé de références cinématographiques, dont celles de Dreyer. Dreyer, cinéaste qui fit de l’héroïne phare morte dans les flammes, la figure d’un de ses chefs-d’œuvre, La Passion de Jeanne d’Arc. Cette même Pucelle d’Orléans, que Bruno Dumont revisite encore une fois, deux ans après Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, pour mieux l’accompagner, de la suspicion étatique et cléricale jusqu’à la condamnation à mort, dans Jeanne. La femme étendard, qui périt dans les flammes. Gare aux hommes, ces loups sans scrupules.