Deux fois Bergman sur scène à Paris

Tant qu’il y aura le théâtre

Bien que né en 1918, le centenaire d’Ingmar Bergman se poursuit sur les planches en 2019. Après plusieurs adaptations par le Tg STAN en début de saison au Théâtre de la Bastille, c’est aux Amandiers de Nanterre et surtout à la Comédie-Française que l’on peut (ré-)entendre actuellement les mots du cinéaste suédois.

La Réunification des deux Corées de Joël Pommerat

Spectacle créé en 2013, La Réunification des deux Corées n’est pas une pièce géopolitique. Le spectacle de Joël Pommerat est au contraire une exploration de l’intime, et plus particulièrement des relations amoureuses. Assemblage de vingt saynètes, tantôt drôles, tantôt tragiques et nécessairement inégales, le texte de La Réunification est composé à la fois de créations pures et de variations de textes classiques, d’Anton Tchekhov à Arthur Schnitzler. En passant, bien sûr, par Ingmar Bergman, dont Scènes de la vie conjugale, bien que sorti en 1973, est un classique sur le thème du couple, et offre au spectacle de Pommerat l’une de ses meilleures séquences. Si on regrettera le caractère trop particulier et spectaculaire des scènes proposées par Pommerat, alors que la beauté et la tendresse de l’amour résident bien souvent dans la vie quotidienne et ordinaire – comme l’a pourtant si bien montré Bergman -, le spectacle rappelle tout de même à quel point il est bon, parfois, d’être amoureux. Même si, et au regard de la récurrence tragique de ses scènes, Pommerat semble plutôt d’accord avec les Rita Mitsouko, « les histoires d’amour finissent mal (en général) ».

Fanny et Alexandre à la Comédie Française. Crédits : Comédie Française.

Fanny & Alexandre de Julie Deliquet

Dernier long-métrage de fiction de Bergman, sorti en 1982 comme un ultime chef-d’œuvre du maître, Fanny & Alexandre est une chronique familiale joyeuse et tragique. Fanny et Alexandre sont les enfants d’une famille aisée qui vit et travaille dans le monde du théâtre. Après la mort de leur père, leur mère se remarie avec un homme d’Église austère et sadique, qui les martyrise.

On pourrait s’étonner de voir ainsi, sous une adaptation de Julie Deliquet (remarquée pour son Vania d’après Tchekhov, en 2016), un nouveau film entrer au répertoire de la Comédie-Française, deux ans après la mise en scène par Ivo van Hove des Damnés de Visconti (repris à partir de mars). Mais si l’on se penche de plus près sur l’œuvre et son auteur, cela n’est guère surprenant. Certes, Bergman est un homme de cinéma, mais c’est aussi un homme de théâtre. Formé aux études théâtrales, Bergman est d’abord metteur en scène avant de devenir réalisateur, et continuera à mettre en scène des spectacles bien après avoir arrêté de réaliser des films. Il rêvait de théâtre, et le cinéma est venu à lui lorsqu’en 1939 les responsables de la Svensk Filmindustri (société nationale suédoise de production de films) l’approchent à l’issue d’une de ses représentations pour lui proposer un job de scénariste. S’il a rapidement arrêté d’écrire des pièces (alors qu’il a toujours continué à écrire des scénarios), c’est parce qu’il a toujours eu une grande admiration pour ses dramaturges fétiches : Strindberg, Tchekhov, Shakespeare. Une influence prégnante dans toute son œuvre.

Et Fanny & Alexandre, film testamentaire, recoupe toutes ses influences. Il y a notamment le monde du théâtre, qui a une place centrale dans le scénario, un monde de joie et de folie douce, que Julie Deliquet recrée avec la troupe du Français dans la première partie du spectacle. Une première partie incroyable, portée par des comédiens extraordinaires (Denis Podalydès, Laurent Stocker, Dominique Blanc…) et une mise en scène d’une grande beauté, au rythme parfaitement maîtrisé. On aurait envie de rester toujours avec cette bande, de continuer à s’effrayer et à rire avec eux pour l’éternité.

Outre les citations explicites, l’ombre d’Hamlet de Shakespeare, d’Une Maison de Poupée d’Ibsen ou de La Cerisaie de Tchekhov (que la scénographie évoque par moments) plane sur toute la mise en scène de Deliquet, en particulier dans sa seconde partie, plus sombre, plus austère et plus mélancolique. Avec ce spectacle, où tout Bergman se retrouve – du fantastique magique du Septième Sceau aux histoires d’amour complexes de Scènes de la vie conjugale, Julie Deliquet n’adapte pas un film, elle rend un hommage absolu et définitif à Ingmar Bergman, conclusion zénithale d’un centenaire riche en créations et rétrospectives. Une clôture qui nécessairement s’exprime sur les planches de l’un des plus vieux théâtres d’Europe, en souvenir de cette fameuse phrase de Bergman : « Je peux exister sans faire de films, mais je ne peux pas exister sans faire de théâtre ».