« J’ai le doute joyeux »

Rencontre avec Félix Moati

Sur l’affiche, deux garçons tiennent la main d’un homme. Ils ont la taille d’un adulte, il a la taille d’un enfant. Ils sont deux frères. Deux Fils, titre Félix Moati. Les fils que tire entre eux l’acteur passé derrière la caméra sont ceux d’une fraternité instable, fragile, mais douce. C’est son premier film et il lui ressemble : léger avec gravité, cocasse avec sérieux. Sur le fil.

 

 

Que doit-on chercher de vous dans ce premier film ?

Le vertige de l’identité, le questionnement sans réponse, la fuite et l’illusion de vivre vite. Tous les personnages dans ce film sont en fuite, ne savent pas dire « je t’aime » et cachent leur pudeur derrière de grands verbes. Ce sont des choses qui me sont personnelles, mais cela dit, ce n’est pas autobiographique, il n’y a pas de faits réels.

Ce film s’est-il écrit facilement ?

Il y a eu une première écriture, rapide, puis tout un travail de réécriture, fragmenté, parce que je tournais beaucoup. Je reprenais le scénario entre les tournages. Au total, il m’a fallu huit mois d’écriture. J’adore écrire, j’écris depuis longtemps, des histoires que je ne tournerai jamais, parce que c’était très mauvais. C’est un muscle, l’écriture, il faut le travailler tous les jours. J’ai mis du temps à trouver mon ton : j’étais trop sérieux.

Pourquoi « Deux Fils », et non « Deux Frères » ?

Déjà, il ne s’appelle pas non plus « Les Deux Fils », parce que je ne voulais pas que ce soit excluant : ce sont deux fils parmi tant d’autres. Immédiatement, cela convoque la figure du père, comme un fantôme, un spectre qui plane au-dessus d’eux. Cela les isole et ne crée pas de lien entre eux. C’est le film qui fait le trajet de la réconciliation entre les deux frères, d’un lien qui se crée à nouveau.

Comment avez-vous envisagé la figure du père ?

Dans la figure du père, il y a toujours un père réel et un père fantasmé. Et j’aime ce moment où le fils accepte que son père soit un homme comme un autre. J’ai totalement accepté, chez mon propre père, ses doutes et ses failles, parce que j’ai compris qu’elles étaient en moi aussi.

Où chercher la filiation de votre film parmi les cinéastes ?

Il y a Woody Allen, qui m’a appris l’importance de la comédie, la vivacité du mouvement dans le cadre, le verbe rapide. Il y a Cassavetes, pour la représentation de la masculinité, une espèce d’illusion de liberté, alors que ses personnages rentrent chez eux à la fin. C’est émouvant et ça me déchire. Il a Scorsese pour la mégalomanie blessée. Il y a Truffaut, parce qu’il sait filmer les femmes et les enfants. Il y a Desplechin, beaucoup, parce qu’il filme sans cesse un environnement qu’il connaît et auquel il revient de manière obsessionnelle, à savoir Roubaix. J’aime ses personnages, avec une fausse dureté, mais qui cachent mal leur vertige.

Chez Desplechin, la psychanalyse est un matériau essentiel. Pour vous aussi ?

La psychanalyse occupe une place importante dans ma vie et j’adore en lire. J’aime lire Freud, que je trouve très ludique. J’aime beaucoup Malaise dans la civilisation. Mais pour revenir à Desplechin, j’aime ses dialogues très sophistiqués qui ridiculisent les personnages, leur donnent un côté un peu précieux et les tirent vers la comédie.

S’agissant de votre propre père, Serge Moati, comment s’inscrit cette filiation ?

Je me situe comme n’importe quel fils face à son père. J’accorde la plus haute importance à l’idée de l’héritage et à l’idée d’honorer mon nom. Je fais un métier qui permet une forme de compagnonnage et d’artisanat, avec des pères de substitution et des seconds pères, mais mon nom, c’est Moati, et j’ai envie de faire la fierté de mes parents. C’est très simple. Mon père voulait fabriquer du cinéma, mais il n’a pas eu toutes les opportunités pour le faire, et quelque part, j’ai envie de corriger les rêves déçus de mon père.

Vous avez un père en cinéma ?

Lisa Azuelos m’a fait débuter, avec LOL, il y a dix ans, mais Michel Leclerc, avec Télé Gaucho, a été fondamental. Il m’a appris l’importance de la comédie, de l’engagement politique. On se choisit toujours des pères de substitution, non pas parce qu’il y a un manque chez son père, mais parce qu’on y trouve une familiarité.

En quoi Benoît Poelvoorde était-il le bon père pour jouer dans votre premier film ?

ll me fallait un acteur qui puisse nous protéger de trop de gravité, de trop de drame. Il arrive précédé de son aura comique. Comme c’est Benoît Poelvoorde, on éprouve l’attendrissement que promet la comédie. Pour la même raison, j’ai fait appel à Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier : ils ont une délicatesse comique qui protège de trop d’esprit sérieux et de trop de gravité.

Qu’est-ce qui caractérise les deux acteurs qui jouent les fils, Vincent Lacoste et le débutant Mathieu Capella ?

Ils ne cherchent pas l’intensité. Ils ont une forme de nonchalance très concernée. Ils sont totalement le personnage et un peu à côté. Mathieu Capella, qu’on a trouvé en faisant un casting sauvage, s’est imposé par sa curiosité, son attention aux autres, son envie de savoir et de regarder les gens au travail.

Comment avez-vous recréé cette famille ? Est-ce que des répétitions l’ont forgée ?

Je n’ai pas fait de répétitions, parce que j’avais des acteurs très occupés, et je leur faisais confiance. Les situations étaient très écrites et toute l’action, dans ce film, découle du langage.

Votre court-métrage Après Suzanne était une sorte de travail préparatoire, d’esquisse, avec ce personnage joué par Vincent Lacoste dans les deux films ?

Je trouvais intéressant de continuer l’étude de ce personnage qui fait face au vide, à l’absence, de lui inventer un frère et un père lui-même en crise. Je voulais faire dialoguer ces trois masculinités. Il n’y a pas de mère, car elle les aurait protégés et de toute façon, je voulais faire un film sur l’absence, le manque de la femme aimée.

Ces trois personnages, avec leur questionnement permanent, renvoient à votre intranquillité ?

Oh oui, je suis bien trop intranquille ! Et ce qu’il y a d’effrayant dans les questions, c’est que plus on s’en pose, moins on a de réponses. Mais j’ai fini par accepter de m’interroger. J’ai le doute joyeux.

Avez-vous été dans l’intranquillité au moment du tournage de ce premier film ?

Au moment du tournage, il n’y plus de place pour le doute, pour l’angoisse. L’important est de travailler énormément en amont, de faire une grande préparation. Je ne le savais pas en tant qu’acteur. Quand on fait l’acteur, on est protégé de tout, alors que quand on est réalisateur, on prend tout à charge, tout en déléguant les talents qu’on n’a pas. Être au service collectivement d’un film me plaît beaucoup.

Bonus : l’interview minutée de Félix Moati par Jenny Ulrich.

Le système minuté

Il s’agit de laisser jouer le hasard. J’ai arbitrairement décidé de noter ce qui se passe aux 7’, 42’, 70’ et 91’ minutes des films et de soumettre ces moments aux réalisateurs et acteurs en promotion.

L’idée est d’être vraiment très précise dans ces descriptions afin que mon interlocuteur puisse réagir au maximum d’éléments, selon ce qui lui importe le plus (le son, les cadrages, les couleurs, etc.). Le choix des mots a son importance également et il arrive que je me fasse reprendre, c’est très bien comme ça.

Chacun s’approprie l’exercice comme il l’entend, mais au final on arrive presque toujours à parler du film de manière concrète, en contournant légèrement le train-train promotionnel.

On pourrait dire que le résultat est à mi-chemin entre la bande-annonce et le commentaire audio, tel qu’on en trouve sur les suppléments DVD.

Par ailleurs, ces entretiens sont « neutres » : que j’ai aimé ou non les films n’entre pas en ligne de compte, il s’agit avant tout de parler cinéma, sans a priori.