Première série télévisée de la réalisatrice de Belle Épine et Une fille facile, Les Sauvages est adapté des romans de Sabri Louatah. Six épisodes à couper le souffle pour cette saga familiale et politique ancrée dans la France d’aujourd’hui. Une réussite absolue !
D’abord, évacuons le résumé, sans trop dévoiler l’ensemble : Fouad Nerrouche, jeune acteur adulé, star d’une série à succès, Docteur Franck, vit depuis un an une idylle très médiatisée avec Jasmine. Celle-ci est la fille et directrice de campagne du candidat à la présidentielle, Idder Chaouch. Lors du mariage de Slim, benjamin de Fouad, Jasmine rencontre enfin la famille de celui qu’elle aime, à Saint-Étienne. Et notamment Nazir, le cadet, sorti de prison pour l’occasion. Le soir de l’élection, lors d’un bain de foule, malgré la vigilance de Marion Ribheiro, responsable de la sécurité, un tireur, membre de la famille de Fouad, prend Chaouch pour cible…
Dès le premier épisode, qui vous plonge en trois jours au cœur de ces deux familles, vous êtes ferrés. Ça va vite, on sait immédiatement qui est qui, quels sont les liens, les enjeux, les tensions. La première scène nous attrape « par les oreilles ». Un plan général de Saint-Étienne, dont le nom apparaît en lettres capitales rouges, et en off une voix féminine qui égrène : « Bougnoule ! Bougnoule ! Bougnoule ! ». On est choqué, interloqué, mais bientôt le visage derrière la voix se matérialise, celui de Rabia, assise dans la voiture de sa sœur Dounia, et commentant joyeusement la liste des gens que celle-ci a invités au mariage de son fils Slim, assis à l’arrière avec ses deux cousins, Krim et Louna… Puis, PARIS apparaît en lettres rouges, et Fouad et la famille Chaouch nous sont à leur tour présentés, via la radio du taxi, les couvertures de journaux, les affiches dans les rues… Nous sommes à deux jours du deuxième tour de l’élection présidentielle, le débat télévisé du vendredi semble donner Idder Chaouch gagnant. Tout est en place pour un récit au long cours entremêlant les destins de personnages complexes, doubles, secrets…
Fouad, acteur reconnu, ne joue que des personnages portant des noms « bien français », il est plus à l’aise dans sa « nouvelle famille » que dans la vraie, la stéphanoise, qu’il a fuie. Plus proche de son beau-père économiste devenu homme politique, sa belle-mère chef d’orchestre et sa fiancée normalienne et agrégée, que de sa mère infirmière, de son frère-ennemi (en prison pour appel à la haine) ou de son petit frère barman qui se marie à contrecœur. La politique et les jeux d’ego, les humiliations et les regrets, le déterminisme et l’espoir, la célébrité et les impossibilités : tout ce qui tisse la France multiculturelle d’aujourd’hui est ici développé avec une justesse, une intelligence, un respect rarement atteints… La musique de Jean-Philippe Rameau avec l’extrait de l’opéra-ballet Les Indes galantes, justement appelé Les Sauvages, réorchestré dans plusieurs couleurs musicales, donne le tempo opératique ou intimiste, au choix.
Entre fable politique et saga familiale, où résonnent à la fois l’amplitude des romans russes, le foisonnement des épopées balzaciennes, et même des accents shakespeariens, Les Sauvages raconte l’histoire de France. Notre France d’aujourd’hui, multiculturelle et en proie au repli sur soi, traversée de violences et de contradictions. Surtout, cette série jette sur l’écran des hommes et des femmes qu’on n’a quasiment jamais vus comme ça – peut-être jamais vus tout court – dans une fiction. Français « issus de l’immigration maghrébine » sans être des archétypes comme ceux que la production hexagonale charrie à la pelle, certains sont plus sympathiques que d’autres. Ils sont tous humains, trop humains, avec des naissances, des opportunités, des volontés et des raisons différentes.
L’écriture remarquable et la direction d’acteur s’emploie à ne pas ranger les personnages dans un camp, à les faire naviguer entre plusieurs lignes de force. Le « chacun a ses raisons » cher à Jean Renoir, parfois tarte à la crème dans certains récits, prend ici tout son sens. Car la racine de ce que sont aujourd’hui les Nerrouche et les Chaouch est enfouie profondément dans le passé colonial de la France. Peu à peu, par des petits riens, on comprend qui sont Idder, Fouad, Jasmine, Dounia, Rabia, Krim, Slim, Louna, Marion, Nazir, Doria et les autres. Et l’incarnation qu’en proposent tous les acteurs est intense, et emballante.
La stature de Roschdy Zem, sa douceur et sa force, rendent indiscutable le candidat à la présidence Idder Chaouche ; Dali Benssalah, mélange de séduction et de remords, est un épatant Fouad, dont on sent la nature d’acteur « conforme » luttant avec la réalité de ce qu’il est ; Farida Rahouadj, mélange de douleur et d’amour, est une impeccable mère écartelée entre ses enfants ; l’ambivalence de Sofiane Zermani donne à Nazir toute sa tessiture, entre colère et rébellion… Sans oublier Marina Foïs, Souheila Yacoub, Carima Amarouche et les jeunes Ilies Kadri et Lyna Khoudri… Loin des clichés, ou au contraire les épousant pour mieux les tordre, cette bande de comédiens sous la houlette de Rebecca Zlotowski nous tendent un portrait craché. Une représentation de ce qu’une démocratie doublée d’une terre d’accueil peut perdre si la réalité du racisme, des peurs et de leurs conséquences n’est pas regardée en face. À la fois bilan d’hier, constat sur aujourd’hui et geste vers demain, Les Sauvages passionne et questionne de bout en bout.