La Maison des bois

Le cœur à vif

La saga cathodique de Pialat est située dans sa carrière juste après son premier long-métrage. Et elle est restée son œuvre favorite. Le confinement permet de découvrir ou de revoir cette fresque bouleversante, sur l’enfance, sur la vie à l’arrière en temps de guerre, et sur l’attachement.

Se plonger dans les six heures et quelques de l’unique série télé de Maurice Pialat, en ces semaines particulières de 2020, résonne de manière singulière. Cinquante ans après sa réalisation, cette épopée humaine n’a rien perdu de sa force. Un romanesque à l’os, débarrassé des boursouflures de la reconstitution clinquante, pour se concentrer sur le nerf de la vie, cher au cinéaste de Nous ne vieillirons pas ensemble et À nos amours. Un scénario signé René Wheeler, figure d’un cinéma français d’antan, La Cage aux rossignols de Jean Dréville, Jour de fête de Jacques Tati et Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque en tête, suivi d’une tripotée de feuilletons des années 1960 et 1970. Alliance étonnante avec le cinéaste qui venait juste de livrer son premier long, beaucoup plus radical, L’Enfance nue.

On retrouve l’acteur de ce dernier, Michel Tarrazon, dans la peau du petit Michel, qui seconde le héros de la série, Hervé, campé par Hervé Lévy. Un protagoniste qui saisit par son aplomb. L’enfance ouvre donc la filmographie long-métrage du cinéaste, et la clôt en 1995 avec Le Garçu, et son propre fils, Antoine. Comme un retour aux origines, associé au legs. L’âge dit « tendre » traverse dans cette mini-série la dureté de l’existence, la disparition de la mère, l’abandon momentané du père, la mort de Jeanne, et la guerre, dite Grande, dont tous subissent les dommages collatéraux. Ce petit gars est porté aussi par des joies immenses et profondes. Le partage d’un quotidien accueillant, au bon air, avec un couple aimant et sans chichis. Lui, garde forestier à la bonhomie pudique, elle, gardienne de la vigilance humaniste. Albert et Jeanne, incarnés avec générosité par Pierre Doris, second rôle rompu aux comédies improbables, aux séries télé, aux planches et à l’humour noir, et par Jacqueline Dufranne, aux trop rares apparitions à l’écran, mais marquantes, chez Pialat encore, en Mémère de Loulou, et en grand-mère de Mes petites amoureuses de Jean Eustache.

La trame romanesque prend son temps, le long des sept épisodes. C’est à partir du second que les personnages commencent à accrocher l’œil, puis le cœur. Pialat filme et s’attarde sur tout ce que la fiction laisse souvent de côté, ou cantonne aux ellipses. Ces scènes de vie sans rien de spectaculaire. Juste le vécu entre les êtres, entre les dialogues. Et c’est dans ce « juste » que la vision est puissamment juste, justement. Des déjeuners sur l’herbe, aux accents renoiriens, et prémices de ceux de Van Gogh. De la jeunesse à vif, cousine de celle captée par Truffaut (Les Quatre Cents Coups, L’Enfant sauvage), d’ailleurs producteur de L’Enfance nue. De l’émotion saisissante, quand le temps de la séparation, puis de la mort, arrive, annonçant l’agonie de la mère de La Gueule ouverte. Pialat travaille cette idée proustienne de la recherche du temps perdu, avec sa patte personnelle, de la légèreté à la gravité, de l’éclat à la cruauté. Ce regard frontal mais bienveillant, même dans la moquerie, dans les séquences où il joue lui-même l’instituteur. Une manière d’accueillir le monde et sa fatalité, via un passé révolu, mais vivace à l’écran. Et c’est bouleversant.