Game of Thrones

Pour un hiver de plus

Alors que la quatrième saison de Game of Thrones vient de débuter sur HBO, professant que  « tous les hommes doivent mourir », retour sur une série phénomène qui, à sa façon, fait la somme de toutes les autres.

L’ÂGE D’OR N’EST PAS FINI

14.2 millions de téléspectateurs en moyenne par épisode, un piratage record faisant d’elle la série la plus téléchargée selon les sites de partage en 2012 et 2013, des fictions dérivées développant ses sous-intrigues créées par une armée de fans et ayant envahi les blogs spécialisés, un vocabulaire et des noms de personnages entrés dans le langage courant à la vitesse de l’éclair (dont le fameux « Winter is coming »)… Créée en 2011 par David Benioff et D.B. Weiss pour la chaîne câblée HBO, la série Game of Thrones a assurément laissé son empreinte sur la culture populaire. Ce n’est plus à démontrer. Pourtant, au-delà de l’alignement de chiffres, les questions restent entières. Comment une série aussi violente (on compte environ 14 morts par épisode !), aussi cruelle, située dans un univers fantastico-médiéval, a-t-elle pu se tailler cette gigantesque part du lion ? Comment cette série a-t-elle réussi à devenir culte et rappeler au bon souvenir de ses diffuseurs celui de l’âge d’or des séries américaines, au début des années 2000, alors que Lost, Six Feet Under, 24 Heures et les autres faisaient gagner au genre ses lettres de noblesse en dévoilant son pouvoir fondamentalement fédérateur ?

LE GOÛT DU SANG ET DU SEXE

Bien sûr, on ne pourra pas évacuer la question de la violence extrême infusant Game of Thrones. Adaptée de la série de romans de George R.R. Martin à qui elle reste essentiellement fidèle, la série détaille les combats, plus ou moins pervers mais toujours dans la boue et dans le sang, que se livrent plusieurs familles royales pour l’accession au Trône de Fer, celui-là même qui permettrait de régner sur les Sept Royaumes de Westeros. Les repères sont clairs. Une touche de Lord of the Rings pour l’idée de quête globale (puisque désormais, l’industrie l’a bien compris, le genre heroic fantasy n’est plus réservé à une armée de geeks coincés dans leurs sous-sols), une autre d’histoire médiévale et antique pour l’absence de règle morale (faites votre choix : la guerre de Cent Ans, la guerre des Roses, la chute de Rome, le mythe d’Atlantis, les conquêtes Vikings et Mongols…). Mais surtout, un univers marqué par plus de décapitations, de démembrements, de tortures ou d’empoisonnements qu’il est possible de l’imaginer. Et plus aussi de scènes de viols, d’inceste ou d’amour particulièrement graphiques. Le tout au nom d’une volonté d’enfin détenir le pouvoir, dont on sait, depuis Machiavel, qu’il ne peut qu’engendrer l’abus. De quoi choquer ? Pas tant que ça. Car l’autre bonne vieille leçon historique retenue par Game of Thrones, comme elle l’avait été par Rome ou Borgia dans une moindre mesure, est assurément celle enseignée par Aristote : il n’existe pas de geste artistique valable sans création de catharsis. En se vautrant devant les outrages faits aux hommes dans Game of Thrones, ce sont ses pulsions, ses passions, ses fantasmes que le spectateur évacue et expurge. Qu’ils s’entretuent et se fassent donc mal à l’écran, les trottoirs seront peut-être plus tranquilles…

UN UNIVERS POTENTIELLEMENT INFINI

Pourtant, Game of Thrones sait aussi voir plus loin que son simple attachement aux bonnes vieilles règles dramatiques. C’est que, en plus des sept Royaumes où ses actions se déroulent, elle n’hésite pas non plus à voir au-delà du Mur d’enceinte protégeant Westeros pour multiplier les intrigues et les rebondissements (on peut dénombrer 257 personnages dans la saison 3) en n’hésitant pas non plus à les pimenter par l’apparition de morts-vivants, de sorcières ou de dragons terrifiants. Présentée à la blague par ses créateurs comme un « Sopranos en Terre du Milieu », la série dont chaque saison ne comporte pourtant que 10 épisodes, se singularise en réalité par ses déplacements constants et ultra-hiérarchisés d’une famille et d’un univers à l’autre, n’hésitant pas à les faire se croiser constamment par des jeux d’alliances, de mariages forcés, de trahisons de cour, d’attachements sentimentaux ou de batailles épiques. Quitte à se complaire un brin dans le grand guignol ou l’exagération la plus outrée ou encore à ajouter en cours de route de nouveaux personnages, comme si la coupe n’était pas déjà pleine… Un peu à la manière ancienne d’une véritable saga historique, dont aujourd’hui encore Les Rois maudits de Maurice Druon offrirait l’exemple idéal, mais dont surtout Lost et ses multiples intrigues parallèles (modèle tentaculaire que Boardwalk Empire ou True Blood ont aussi essayé d’imiter), auraient fini d’entériner l’efficacité. Car, et c’est bien un des avantages narratifs des séries sur le cinéma, au petit écran, en plusieurs épisodes et saisons, rien de plus aisé que d’établir une véritable ampleur chorale, ce que Game of Thrones a non seulement compris mais a encore su détailler à son plein potentiel, n’hésitant pas, parfois, à préférer à une réelle profondeur dramatique, le jeu d’un rythme toujours plus virevoltant. Plus soap que Shakespeare, en somme…

NE PAS HÉSITER

Game of Thrones ne devrait-elle alors son succès qu’au délicieux parfum de déjà-vu qu’elle exhale ? Oui et non. Car si ses fondements sont assurément connus, la série a l’insigne mérite de savoir pousser plus loin chacun d’entre eux. De pratiquer l’addition exponentielle. Ainsi, si elle emprunte à 24 Heures son idée machiavélique de transformer le dernier épisode de sa première saison en véritable « page-turner » visuel, elle sait aussi la radicaliser. Dans 24 Heures, par un élan scénaristique particulièrement retors, la femme de Jack Bauer perdait la vie, transformant le pauvre agent du C.T.U. en héros tragique et solitaire. Dans Game of Thrones, c’est carrément le héros lui-même qui est décapité sans hésitation par un roi adolescent au sadisme infernal, nous laissant abasourdis et démunis devant la barbarie insensée de ce monde, où même les purs et les nobles ne peuvent survivre. Une absence de pitié qui se poursuit d’ailleurs au fil des saisons où s’entassent sans commune mesure les cadavres de femmes, d’enfants ou de chevaliers, mais qui rend également la notion même de « personnage principal » parfaitement désuète, faisant sans cesse hésiter le spectateur à réellement s’attacher à tel ou tel personnage (le bâtard Jon Snow, le nain formidablement retors Tyrion Lannister ou la sublime guerrière au dragon Daenerys Targaryen ont en général les préférences), puisqu’il sait qu’une lame tranchante et probablement rouillée n’est jamais bien loin de s’abattre. Et finalement, c’est par ces choix définitifs qu’émerge aussi la dernière référence de Games of Thrones – et peut-être la plus parlante – : celle de la roulette. Car à bien écouter, n’est-ce pas l’avertissement que l’on pourrait entendre au début de chaque épisode ? Faites vos jeux… rien ne va plus.