Le cinéma d'espionnage

« Entre vraisemblance et romanesque »

Du 5 au 12 octobre 2019 s’est tenue la trente-septième édition du festival Arte Mare, présidée par Michèle Corrotti. Dédiée au cinéma corse et méditerranéen, la manifestation a mis en lumière le genre du film d’espionnage. L’occasion pour nous d’interroger un ancien espion. La fiction dépasserait-elle la réalité ?


 

Le service de renseignement français de la DGSE (Le Bureau des légendes, Eric Rochant, 2015), les unités de forces spéciales israéliennes Mista’arvim (Fauda, Lior Raz et Avi Isaacharoff, 2015) ou le piratage industriel (Thanksgiving, Nicolas Saada, 2019) : mêlant secret et complot, la thématique de l’espionnage semble en perpétuelle réinvention à l’écran.

Parmi les espions de fiction célèbres, le plus illustre et héroïque reste James Bond. À l’occasion d’une master class sur 007, le critique et spécialiste de musique Romain Estorc a résumé son quotidien de mission. Bond est d’abord convoqué par le chef des services secrets pour débusquer un méchant. Entre deux combats, il séduit une femme. À l’issue du film, il triomphe de son ennemi et part se reposer. Cette vision du cinéma d’espionnage, chevaleresque et portée à l’aventure, est-elle représentative de la réalité du terrain ? D’après Eric Dénécé, il s’agirait là d’un fantasme d’artiste créateur.

Après avoir servi au renseignement d’État il y a trente ans, Eric Dénécé demeure un spécialiste du sujet. Fondateur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, il cherche désormais à faire évoluer l’image de l’espion chez le public et les dirigeants. Mais également auprès des scénaristes, cinéastes et écrivains. En effet, ces derniers le sollicitent pour produire des œuvres conformes à l’expérience réelle d’un agent double.

Pour Eric Dénécé, l’enjeu est de démystifier une profession à la réputation sulfureuse, trop souvent apparentée à la figure du voyou.

Face aux productions audiovisuelles traitant d’espionnage, son constat est sans appel : le sujet ne peut jamais être porté à l’écran de façon totalement vraisemblable. Car les espions auront toujours une vie moins trépidante qu’on ne le croit. Pour la plupart d’entre eux, ils occupent un travail de bureau, où ils créent des faux papiers et gèrent des transmissions. L’essentiel de leur temps est ainsi consacré à un poste ordinaire en guise de couverture. Finie donc, l’imagerie d’Épinal. Ils sont rarement logés dans un hôtel luxueux, où un smoking les attendrait dans leur dressing.

Même parmi les espions aventuriers et actifs, la réalité s’avère peu cinégénique. Les actes forts d’espionnage (l’échange de documents secrets par exemple) ne se déroulent qu’épisodiquement et de manière brève. Par fidélité peut-être au mythe du sauveur charismatique, le septième art ne respecte pas toujours la règle d’or de l’espion dans la vraie vie : passer inaperçu. Devant la caméra, l’acteur idéal est précisément celui qui n’a pas un physique de jeune premier. Avec espièglerie, Eric Dénécé ajoute que Gérard Jugnot serait un espion à la ville plus crédible que ne l’est Tom Cruise dans Mission impossible.

Afin de maintenir l’intérêt du spectateur pour leurs histoires d’espionnage, les scénaristes n’auraient donc d’autre choix que de les agrémenter de fausses tensions et événements, certes remarquables, mais inventés. C’est ainsi que le personnage de l’espion se retrouve souvent tiraillé entre sa vie sentimentale et sa mission (Espions, Nicolas Saada, 2009). Dans les faits, l’espion est soumis à un examen psychologique et ne sera pas autorisé à suivre une mission s’il est considéré comme fragile émotionnellement.

À la lecture de synopsis de films d’espionnage, qu’Eric Dénécé a proposée à des producteurs, une critique lui était sans cesse adressée : l’absence de failles et de problèmes chez le héros. Mais pour lui, ces complexités ne correspondent pas à la réalité. 

Faudrait-il pour autant caricaturer des personnages pour mieux les comprendre ?

C’est ce qu’esquisse Slobodan Despot, invité à Arte Mare en tant qu’auteur d’ouvrages fictionnels sur l’espionnage : « Pour faire admettre une vérité, on doit raconter un mensonge », résume-t-il. Cette formule forte fait prendre conscience du bienfait majeur à romancer les faits réels : être cru du spectateur.

En France, c’est autour de l’agent rebelle que se cristallise l’écriture de personnages d’espions troubles. Dans Le Bureau des Légendes, Guillaume Debaillly alias Paul Lefebvre alias Malotru (interprété par Mathieu Kassovitz) trahit sa patrie pour sauver son amoureuse syrienne. Tandis que les Américains ont tendance à valoriser leur pays dans les films d’espionnage, les Français échappent plus facilement au patriotisme. Pour cause, l’Hexagone est avant tout une toile de fond servant à l’action du personnage.

Comme le précise le réalisateur David Olivesi, venu présenter un documentaire sur la bande dessinée corse (Corse de cases en bulles), le genre d’espionnage est un indicateur de l’esprit du temps, révélateur de l’inconscient collectif quant à divers événements historiques et géopolitiques. L’évolution du cinéma d’espionnage va de pair avec l’Histoire du monde. À l’époque de la Guerre froide, l’espion était un intellectuel stratège, peu porté sur le combat. Tirés des romans de John Le Carré, plusieurs films d’espionnage dépeignent ce pan historique (notamment la série anglaise Les Gens de Smiley, Simon Langton, 1982). Mais, précise Eric Dénécé, leur rythme plus lent que les fictions actuelles ennuie facilement.

D’après lui, la représentation de l’espionnage au cinéma a basculé profondément à partir des attentats du 11 septembre 2001. Intrigue spectaculaire, effets spéciaux vertigineux, actions haletantes : le genre d’espionnage excite depuis les sens, quitte à perdre en crédibilité.

Dans l’histoire du cinéma, le film d’espionnage hexagonal est peu présent. Pourtant, il est étonnant de compter un nombre réduit de films français pour un genre au potentiel romanesque aussi riche. Certes, la culture française du roman d’espionnage est faible, surtout comparée à celle du roman policier.

Mais cette parcimonie filmique s’expliquerait surtout, toujours selon Eric Dénécé, par le budget alloué à ce genre d’histoires. Afin de rendre le propos stimulant pour le spectateur, il faudrait pouvoir filmer des séquences de grande envergure (une libération d’otages, l’attaque d’un porte-avions) particulièrement coûteuses. Or, acheter une série américaine, anglo-saxonne ou israélienne sur le sujet, la doubler ou la sous-titrer en français est beaucoup plus rentable économiquement parlant.

Parmi les films d’espionnage français, quelques-uns trouvent heureusement grâce aux yeux d’Eric Dénécé. Grâce à leur réalisme (vraisemblance de l’intrigue, rythme calme) et leur mise en scène audacieuse, il voit dans les fictions d’Eric Rochant (Les Patriotes, 1994 et Möbius, 2013) une réussite du genre.