Brève histoire d’un cinéma parisien

Installé depuis 2010 à deux pas de la station de métro Censier-Daubenton, au cœur du Quartier latin, le Cinéma La Clef est menacé de fermeture. Pas de problème de fréquentation ou de concurrence, mais une impasse immobilière qui s’enlise. Nouveau rebondissement dans l’histoire d’un bâtiment qui a déjà connu bien des transformations. Retour sur la petite histoire d’un lieu culturel parisien…

C’est une histoire un peu compliquée qu’il répète inlassablement ces jours-ci. Raphaël Vion nous invite à l’attendre dans une grande pièce qui sert de salle de cocktail les soirs de fête. À gauche, la billetterie et l’accueil de ce cinéma qu’il dirige depuis 2010. Raphaël Vion a encore un appel à passer : une journaliste qui a quelques questions sur cette affaire bizarre, qui menacerait le cinéma d’une très prochaine et irrémédiable fermeture.
La Clef n’a pas toujours été un cinéma. Mais les deux salles gérées par Raphaël Vion (et une troisième, en sous-sol, dont le réaménagement nécessiterait quelques travaux) étaient là bien avant 2009. La première activité cinématographique dans l’immeuble apparaît en 1969. L’Armée des Ombres de Melville est sur toutes les affiches, le jeune Costa-Gavras fait sensation avec Z, et tout le monde veut ressembler à Romy Schneider et Alain Delon, alors que sort La Piscine de Jacques Deray. On essuie à peine les traces de la Nouvelle Vague, le cinéma français vit encore son âge d’or. Et le centre du monde de cet âge d’or, il est ici, entre les Jardins des Plantes et du Luxembourg, entre la rue Soufflot et la rue Censier. À l’ombre de l’Université récemment divisée. Le Quartier latin. Repère de cette jeunesse intellectuelle et bohème décrite par Georges Perec dans Les Choses (1961), qui passe ses journées et ses nuits au cinéma.
L’image d’Épinal du Quartier latin resplendit encore quelques années. Anna Karina en conserve l’essence dans son film Vivre ensemble en 1973. Mais naturellement, les temps changent. En 1975, les trois chaînes de l’ORTF deviennent TF1, Antenne 2 et FR3. La télévision couleur se développe. Les cinémas ferment. La dernière séance du premier cinéma de la rue de la Clef aura lieu en 1981, trois ans avant le lancement de Canal+.

Culture populaire

Pour la première fois de l’histoire de la Cinquième République, la gauche arrive au pouvoir. François Mitterrand est président de la République, Jack Lang ministre de la Culture. Le Comité d’Entreprise de la Caisse d’Épargne Île de France (CECEIDF) rachète les murs du cinéma. Finis, les privilèges de quelques intellectuels parisiens. Maintenant, tout le monde doit avoir accès à la culture. On parle d’ « action sociale ». Jacques Demy tourne Une chambre en ville. Le CECEIDF transforme le lieu en centre culturel. La grande salle du cinéma devient salle de théâtre. Les petites salles deviennent des salles de cours, de peinture. D’informatique.
Mais les prix des loyers à Paris grimpent. Les jeunes couples actifs qui avaient remplacé les étudiants et les artistes dans le Quartier latin déménagent peu à peu, eux aussi, en banlieue. Au bout de quelques années, le Centre Culturel de la Caisse d’Épargne finit par être totalement excentré pour la plupart des salariés de la banque.
Dans les années 1990, le CECEIDF loue certaines des salles à une association, Images d’Ailleurs, qui les retransforme en cinéma, de continuation, dédié aux cinématographiques « du Sud » et ouvert uniquement les week-ends. Les séances sont souvent pleines. Mais la semaine, le bâtiment se désertifie. Plus personne pour participer aux activités du CE dans le Quartier latin, pour suivre les cours. Le Centre Culturel a du plomb dans l’aile.

D’art et d’essai

En 2009, l’association Images d’Ailleurs souhaite déménager. Le cinéma se retrouve alors libre, et prêt à l’emploi. Avec une amie, Raphaël Vion, ancien distributeur, est très intéressé. Il se manifeste auprès de la CECEIDF : il souhaite reprendre l’activité, mais pas seulement le week-end, tous les jours de la semaine. Le deal est signé. Exit le Centre Culturel, bienvenue au cinéma La Clef. « Le CECEIDF avait simplement une petite exigence, se souvient Raphaël Vion : que l’on reprenne le cinéma sous forme associative ». À l’époque, lui et son associée ne sont pas encore constitués juridiquement. Alors, après tout, pourquoi pas, si c’est plus simple. « En tant que syndicat et comité d’entreprise, il ne voulaient pas que ce soit un lieu commercial », explique l’exploitant. Ce n’était pas proche de leurs valeurs. « Et peut-être qu’ils avaient déjà l’idée de vendre derrière la tête… », se demande Raphaël Vion. Une association, ça se déloge et ça se remplace facilement.
Avec une fréquentation en dents de scie, et une programmation mêlant succès art et essai et films rares, voire uniques (Le film Ceci est mon corps de Jérôme Soubeyrand y est par exemple programmé depuis plus de trois ans), le cinéma La Clef vit une vie de cinéma d’art et d’essai assez ordinaire. Son public est habitué et vieillissant. La proximité avec les universités n’aide plus. « On avait essayé d’attirer les jeunes avec des offres privilégiées, mais ça ne marche pas. Les étudiants ne vont plus au cinéma, ils regardent tous leurs films sur Netflix ou Amazon », assène Raphaël Vion. Interrogés, quelques étudiants de Paris 3, situé juste à côté, trouvent le cinéma trop poussiéreux et vieillissant, et la programmation pas toujours très claire. Ils lui préfèrent la Filmothèque du Quartier latin et le Reflet Médicis, et leur programmation thématique, ou le Grand Action et son décor élégant et moderne.
Raphaël Vion ne serait pas contre quelques aménagements, au contraire. En cas d’achat du bâtiment, des travaux sont prévus. Dès le départ, il savait que l’idée de vendre était dans l’air. Le bâtiment coûte très cher en entretien au CECEIDF, qui n’en fait rien. Mais il pensait qu’il serait averti, et que tout se passerait normalement, naturellement. C’est pourtant par hasard qu’il a découvert l’intention de ses propriétaires de vendre le lieu. « Un jour, ils ont eu un rendez-vous dans la salle d’à côté – ils sont propriétaires, ils viennent quand ils veulent », explique Raphaël Vion. Mais les murs sont fins et les portes ferment mal. « On les a entendus parler de  « visites », de « prix d’achat », de « délais » et de « promesses » ». Une analyse rapide du champ lexical fait à Raphaël Vion et son équipe déduire l’évidence : les murs du cinéma sont à vendre.

La clé de l’immeuble

Passée la surprise, l’association du cinéma La Clef se porte acquéreur. Raphaël Vion ne s’étendra pas sur la provenance de l’argent permettant un tel investissement, précisant simplement que l’association compte quelques grands mécènes « amoureux de cinéma ». Le CECEIDF est d’abord étonné, mais accepte d’entrer dans les négociations. D’après Raphaël Vion, ils se mettent d’accord oralement sur un prix en juin 2016 (contacté par Bande à part, le CECEIDF n’a pas donné suite à nos sollicitations). L’essentiel passe par l’intermédiaire de l’avocat du CECEIDF, qui semble avoir précipité les intentions de vente. Rendez-vous est fixé pour le début 2017 afin de procéder à la signature de la promesse de vente. 2017 approche, et toujours pas d’informations plus précises, de date pour ce rendez-vous. Le CECEIDF demeure injoignable. Le temps passe, pas de nouvelles. Finalement, l’équipe de La Clef arrive à rencontrer ses propriétaires au mois de mai 2017. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Le CECEIDF demande des garanties au maintien de l’activité, jusque-là jamais mentionnées.
Pour Raphaël Vion, il est bien sûr normal que des garanties au maintien de l’activité soient demandées : le bâtiment est vendu en dessous du prix du marché à condition que l’activité cinéma d’art et d’essai soit maintenue. Il est bien naturel de s’en assurer avec des garanties. L’une d’elle dit par exemple que le CECEIDF toucherait des intérêts en cas de revente de l’activité cinéma. Pour Raphaël Vion, tout cela est parfaitement légitime. Ce qui le dérange plus, en revanche, est que le CECEIDF souhaite également toucher des intérêts et avoir un droit de regard en cas de vente des parts de la société d’exploitation. Pour l’exploitant, c’est hors de question. « C’est notre travail, notre capital, ça n’a rien à voir avec eux », explique-t-il.
Quelques réunions plus tard, le cinéma La Clef et le CECEIDF finissent par se mettre d’accord, mais c’est au cinéma de rédiger la promesse de vente. Raphaël Vion et son équipe s’exécutent. Ils veulent que ça avance. Mais la promesse ne convient pas du tout au comité d’entreprise, qui revient en arrière sur leurs conditions. Et depuis novembre 2017, le blocage est total.
Faute d’avoir d’autres armes pour lutter, Raphaël Vion décide alors de faire connaître la situation au grand public, de provoquer une mobilisation qui, il l’espère, pourra faire changer d’avis ses propriétaires, avant la fin du préavis, début mars. Sur Avaaz, il rédige une pétition qui, depuis, a beaucoup circulé.  L’avenir de la salle et du bâtiment, dépendant entièrement des volontés de ses futurs propriétaires, est aujourd’hui absolument incertain. Les autres projets, s’il y en a, sont totalement inconnus. Une chose est sûre : si les salles de cinéma parisiennes qui ferment sont assez rares, celles qui ouvrent le sont encore plus. Pourtant, les chiffres de la fréquentation sont formels : le cinéma en salle en France se porte bien. Aussi bien qu’il y a cinquante ans, à la grande époque du Quartier latin, alors que s’ouvrait le premier cinéma de la rue de la Clef.


Quelques dates…

Avant 1969 : hôtel particulier avec jardin.
1969 : Grands travaux et transformation du lieu en cinéma.
1981 : Acquisition du lieu par le Comité d’Entreprise de la Caisse d’Épargne Île de France (CEIDF). Transformation du lieu en centre culturel.
1990 : Cinéma de l’Association Images d’Ailleurs.
2010 : Cinéma La Clef.