Acteur rare – il peut rester cinq ans sans apparaître dans un film si aucun scénario proposé ne lui convient (The Boxer, Jim Sheridan, 1998 – Gangs of New York, Martin Scorsese, 2002) -, et exceptionnel (ses prestations dans My Left Foot du même Jim Sheridan (1989) et dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (2008) lui valurent deux Oscars amplement mérités), Daniel Day-Lewis n’en finit pas d’étonner. Dans le dernier film de Steven Spielberg, il campe un Lincoln plus vrai que nature et, une nouvelle fois, éblouit par son talent d’acteur de composition.
De nationalité anglo-irlandaise, Day-Lewis avait pourtant à plusieurs reprises écarté l’offre de Spielberg, pensant n’être pas crédible aux yeux du public américain. Mais devant l’insistance de celui-ci, le fils du célèbre poète Cecil Day-Lewis a finalement décidé de relever le défi. Il s’est dès lors investi dans le rôle avec la même passion absolutiste qu’on lui connaît depuis L’Insoutenable Légèreté de l’être (Philip Kaufman, 1988), pour lequel il a commencé à pratiquer la Méthode selon Lee Strasberg (via Constantin Stanislavski). En effet, après avoir été formé à la fort traditionnelle Bristol Old Vic Theatre School (créée en 1946 par Laurence Olivier), il fut très impressionné par Robert De Niro dans Taxi Driver et convaincu à son tour que, pour reproduire la vérité intrinsèque de tout personnage, il fallait l’incarner 24 heures sur 24.
Ainsi pour son rôle de paralytique dans My Left Foot exigea-t-il de rester dans son fauteuil roulant pendant toute la durée du tournage et d’être transporté par les techniciens d’un décor à l’autre. Il en alla de même pour Le Dernier des Mohicans (Michael Mann, 1992) où il apprit à construire un canoë, à chasser le gibier, puis à le dépecer. Pour L’Insoutenable Légèreté de l’être et pour Nine (Rob Marshall, 2009), il apprit le tchèque et l’italien, afin de parler sa propre langue teintée de ces deux accents. Puis, summum de son perfectionnisme, ayant contracté une pneumonie sur le tournage de Gangs of New York, il refusa de prendre des antibiotiques, prétextant que cette médication n’existait pas en 1846 ! Avec Lincoln, c’est une nouvelle occasion de se surpasser qui s’offre à lui.
Certes, sur le plan des apparences, il fut aidé par les divers portraits du « Great Emancipator » réalisés par le photographe Alexander Gardner et put avoir recours à un maquillage minimal (verrue, rides), mais il tint à se laisser pousser la barbe qu’il tailla comme celle de Lincoln. Il consulta une littérature considérable sur le président et sur l’époque – dont il ignorait tout. Puis il se posa le problème crucial de la voix et de la démarche. Pour la voix, il eut une révélation mystérieuse, l’entendant retentir en lui, il sut immédiatement qu’il fallait s’y tenir. Ainsi l’a-t-il reproduite, feutrée dans l’intimité, dotée d’un accent traînant, celui du Kentucky et de l’Indiana d’où était originaire Lincoln – et non pas profonde et grave comme beaucoup d’Américains le croient, influencés par l’imagerie pensive véhiculée par son imposante statue du Lincoln Memorial à Washington. Une voix plus haut perchée pour les discours publics (qu’attestent certains textes), à la sonorité toujours sincère, qui valut à ce sauveur de l’Union le surnom populaire d’ « Honest Abe ». Quant à la démarche, il opta pour celle d’un cheval de labour, posant le pied à plat lourdement sur le sol, signifiant de la sorte la forte détermination de cet homme dont aucun obstacle ne pouvait entraver la route. Ce à quoi il ajouta une tendance à pencher la tête vers la droite, selon l’iconographie traditionnelle du Christ sur la croix, et la signification cognitive naturelle de cette attitude. Ainsi Lincoln, homme d’écoute et de compassion par excellence, est à ce jour, par ses soins, le plus justement incarné à l’écran dans sa réalité comme dans son mythe. Ce qui nous permet d’affirmer que Daniel Day-Lewis demeure bien le digne héritier de Marlon Brando, mais est aussi devenu le père spirituel de Michael Fassbender.