Denis Podalydès

Moments de grâce

Parfois, un moment suspendu d’acteur vous donne envie d’aller faire un gros câlin à l’écran. Ça fait désordre. À la place, ces quelques lignes pour embrasser certains parmi les nombreux instants de grâce de Denis Podalydès. Et notamment ceux qui émaillent son dernier rôle, dans Tromperie d’Arnaud Desplechin (en salle le 29 décembre).

Il est partout, sur scène et à l’écran. Partout chez lui. Denis Podalydès est un acteur qui habite les rôles comme d’autres des maisons. Il en fait son territoire, une place rien qu’à lui. Jouer est une seconde nature, tenant de l’alchimie, de la magie, il s’y impose avec une aisance, une évidence confondantes, lui qui confesse sans forfanterie que le doute l’accompagne sans cesse. Il change de voix, d’aspect, de rythme, réinvente les personnages, leur donne vie et souffle. Le talent, la présence sont autant de mots qui ne remplacent guère le mystère de l’incarnation, de cette puissance impressionnante doublée d’un travail minutieux, qui permet de devenir un autre en restant soi.

Celui qui est devenu le 505e sociétaire de la Comédie Française en 2000, après y être entré en 1997, est passé par Hypokhâgne et Khâgne, le Cours Florent et le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, où il a eu pour professeurs Jean-Pierre Miquel et Michel Bouquet. Ce dernier répétait à ses élèves : « Ce que tu as dans la tête, il faut que ça descende dans ta chair. » Au cinéma, c’est son frère Bruno Podalydès, son aîné de deux ans, qui le révèle en 1992 dans Versailles Rive Gauche, moyen-métrage de 45 mn, où Denis est Arnaud, empêtré dans un mensonge idiot et qui voit son minuscule studio se transformer en lieu de passage incessant. Éberlué et charmant, virevoltant jeune homme de son temps pris au piège de tout un tas de fâcheux, Denis Podalydès ébroue son corps comique, établit son tempo sans pareil, affirme cet air d’être là sans y être et cette étonnante capacité à se mettre en colère à bas bruit. Jouer, chez lui, a forcément à voir avec l’enfance, avec les frères, les copains, la troupe, depuis ces échanges constants avec son aîné, les représentations de la Piste aux Étoiles, où il était clown ou lion féroce quand Bruno était magicien ou dompteur. Entre eux, ça ne s’est jamais arrêté, de Dieu seul me voit aux Deux Alfred, en passant par les adaptations de Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir) ou de Caumery et Pinchon (Bécassine !).

À l’écran, dans plus de quatre-vingt-dix films, il est lui et d’autres, fugace ou omniprésent, homme gris ou fanfaron. Même effacé, il est inoubliable. Façon tirade du nez, on pourrait dire bien des choses encore.

Tromperie d’Arnaud Desplechin. Copyright Shanna Besson - Why Not Productions.

Dépassé : dans La Comédie de l’innocence de Raoul Ruiz (1999), il est un père, qui ne fait que passer, surpassé, impuissant, dépassé dans cet univers de mère(s). Tentative d’éducation à table sur son rejeton, que son épouse (Isabelle Huppert) défend forcément. Jusqu’à cette remontrance d’arroseur arrosé qui rend l’éducateur nul et non avenu ne sachant que répondre : « Pcccchtt ! Non… Je… » avec ce léger mouvement contrit, comme s’il était en faute dans un rôle qui n’est pas le sien.

Inquiétant : il est une ombre qui passe et surveille la blonde héritière, le cheveu ras, la barbe taillée, l’œil d’aigle aux aguets. Dans Intrusions d’Emmanuel Bourdieu (2008), il est dangereux avant de devenir pathétique et ce changement d’axe passe par un amollissement du corps, un glissement progressif vers un être fou d’amour doublé d’un perdant – « Oui, mais moi, je n’ai rien à perdre », lance-t-il dans un souffle.

Clownesque : bourgeois débonnaire père de deux enfants dans Neuilly sa mère de Gabriel Julien-Laferrière (2009), il est enthousiaste et primesautier jusqu’au moment où son neveu commet la bévue de couper sa salade avec son couteau. Sortir de ses gonds dans une comédie, c’est être l’histrion dont il a toujours rêvé.

Présidentiel : légèrement voûté, il gravit l’escalier de l’Élysée en jetant des regards furtifs et déjà, sans aucun doute, cet homme que nous connaissons tous et qui s’engouffre de dos dans le bureau de Jacques Chirac est le futur président de la République. Dans La Conquête de Xavier Durringer (2011), qui raconte cette résistible ascension « pour devenir quelqu’un », Denis Podalydès parvient à imposer en quelques secondes son corps et son visage en lieu et place de ceux de Nicolas Sarkozy. Jeu est un autre.

Changeant : dans Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré (2018), il est cet homosexuel d’un âge certain qui sait ses attraits relatifs. Pourtant, lorsqu’il monte le bras en volute au-dessus de sa tête, puis l’autre, et que l’œil suit, moqueur, le corps entamant une chorégraphie en ligne avec un jeune éphèbe, il est ludique, détaché, si séduisant et si joyeux d’abandon. Puis, plus tard, la gravité le rattrapant, il est ce profil ravagé embrassant l’ami qui va mourir, retrouvant une contenance lorsque celui-ci le regarde dans les yeux, puis se décomposant silencieusement quand l’autre quitte la pièce.

Tromperie d’Arnaud Desplechin. Copyright Shanna Besson - Why Not Productions.

Denis Podalydès s’est mis en bouche sur la scène du Français les plus beaux textes du répertoire, lui qui tonitrue et occupe l’espace de ses gestes et de ses mots, a acquis avec le temps une manière toute singulière de faire résonner les silences. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Arnaud Desplechin, pour qui il est un acteur « immense, démesuré », l’a choisi pour être Philip dans Tromperie, face à l’amante Léa Seydoux. Un écrivain, ou, comme il se qualifie lui-même, « un écouteur, un audiophile » pillant tout ce qui lui est raconté. « Denis sait écouter merveilleusement, dit encore Desplechin dans le dossier de presse. Quand il écoute, dans le même temps, il s’efface et il apparaît ! » Podalydès est cet homme émerveillé d’amour, l’œil tendre et le corps offert, nu souvent, se rhabillant aussi, avec des yeux doux comme des caresses. Cet homme fait acteur, cet acteur fait homme.

 

Isabelle Danel