Lettre à Willem Dafoe

L’homme qui tombe à pic. Chaque fois que vous habitez un film, c’est la sensation que vous procurez. Premier ou second rôle, omniprésence ou apparition, grimé ou pas, votre incarnation est toujours évidente. La force du jeu. La science de l’instant. La justesse au travail. Privilège des grands acteurs. Un art de l’interprétation comme état au monde. La preuve dans Tommaso, en salle actuellement, où Abel Ferrara vous suit au quotidien dans la peau du héros-titre. Une sorte de double de lui-même, sous forme de création bipartite entre lui et vous. Lui serait le cerveau, vous le corps. Lui la méditation, vous le yoga. Mais ce serait réducteur. L’âme et le corps font justement… corps dans le cinéma de l’Américain installé à Rome, tout comme vous. C’est la sixième pierre de votre chemin commun et entamé il y a plus de vingt ans avec New Rose Hotel (1998). Un puzzle composé de variations new-yorkaises (ce dernier et Go Go Tales), de chroniques de couple (4 h 44 Dernier jour sur terre, Tommaso), d’un biopic (Pasolini) et d’un documentaire (Piazza Vittorio). Sans compter le prochain, annoncé comme une chronique expérimentale, Siberia.

Ferrara n’est pas le seul à vous filmer inlassablement. La fidélité est un fil rouge important de votre parcours. Paul Schrader, aussi, a fait de vous son acteur fétiche, dans vos six tomes partagés à ce jour, de Light Sleeper à Dog Eat Dog. Schrader, autre auteur du fil tendu, de la nervosité à fleur de peau, de la sensibilité extrême dans un monde à vif. La sensibilité est un vaste terrain d’expérimentation, que vous avez balisé récemment, de la frustration dans l’ombre du frangin médiatique de Brooklyn Affairs d’Edward Norton, à la folie de l’enfermement à phare ouvert dans l’affrontement incessant de The Lighthouse de Robert Eggers. Fouiller les turpitudes de l’âme humaine reste votre credo, de la douceur à la fureur, des planches à l’écran, des productions indépendantes aux blockbusters, de David Lynch à Aquaman, de Werner Herzog à Bob Wilson, en Max Schreck comme en Bouffon vert.

Incarner les icônes ? Pas de problème, puisque vous excellez à révéler les failles, les doutes, les strates existentielles. Le relief est là, et désacralise l’hagiographie pompeuse. Les statues de marbre sont déboulonnées par votre moindre clignement de paupière. Le souffle du jeu comme charbon providentiel. Alors, bienvenus Jésus (La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese), Pier Paolo Pasolini, et Vincent Van Gogh (At Eternity’s Gate de Julian Schnabel). Mais aussi l’aventure sans frontières, du musher norvégien du biopic Disney Togo d’Ericson Core au prochain Wes Anderson, The French Dispatch. Et on vous annonce dans le nouveau Guillermo del Toro. Ça ne vous suffit pas d’avoir une filmo de dingue avec le panthéon des cinéastes ? Laissez-moi au moins le temps d’enfin voir The Loveless de Kathryn Bigelow et Monty Montgomery !