Godard et Picasso face à la Méditerranée

Jusqu’au 23 septembre à l’Abbaye de Montmajour d’Arles, à l’occasion des Rencontres de la Photographie, l’ancien directeur de la Cinémathèque française, Dominique Païni donne rendez-vous à Jean-Luc Godard et Pablo Picasso – ou du moins à leurs œuvres. Rencontre avec le commissaire d’une exposition tout en collages.

 

Il donne rendez-vous dans un café qu’il connaît bien, à Beaubourg. Quand il arrive, les serveurs le reconnaissent : c’est un habitué. Il faut dire que Dominique Païni a été un temps directeur du développement du Centre Pompidou, juste en face. Dans l’établissement dédié à l’art contemporain, l’homme de cinéma à piloté plusieurs expositions : Hitchcock et les arts en 2001, Jean Cocteau sur le fil du siècle en 2003, et enfin Voyage(s) en Utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006, en 2006. Une exposition réalisée par JLG himself, qui finira même par se séparer de son commissaire d’exposition, causant la rupture fatale entre Dominique Païni et le Centre Pompidou. Plus de dix ans plus tard, Dominique Païni revient à Jean-Luc Godard, mais à Arles cette fois, à l’occasion des rencontres de la photo. Quand on lui demande pourquoi ce retour à Godard, et surtout pourquoi Godard et Picasso, Dominique Païni se penche sur la table et, sur le ton de la confidence, explique : « Vous savez, cette exposition, c’est une histoire bizarre. De ces idées artistiques tellement utopiques qu’on propose pour ne pas avoir à les faire ». En octobre 2016, Dominique Païni assiste à une conférence au Collège de France quand son téléphone sonne. C’est Laurent Le Bon, président du Musée Picasso de Paris. Il a discuté avec Sam Stourdzé, le patron des Rencontres de la Photographie d’Arles, et ils aimeraient proposer à Dominique Païni de faire une expo autour de Picasso et du cinéma, à l’Abbaye de Montmajour, pendant les Rencontres de la Photo. Se tient en ce moment cette grande manifestation culturelle internationale « Picasso et la méditerranée » : Arles étant dans le sud de la France, ça s’y prête bien. Mais quand Stourdzé et Le Bon lui demandent s’il n’a pas une idée sur Picasso et le cinéma, l’ancien directeur de la Cinémathèque française répond : « Aucune. Aucune idée, et surtout pas celle-là : tous les films avec et sur Picasso sont mauvais – même Le Mystère Picasso de Clouzot est aujourd’hui assez peu regardable ». Il faut donc chercher plus loin. Sans trop y réfléchir, Païni dégaine alors cette phrase, qu’il a depuis longtemps en tête : « Picasso, c’est le Godard de la peinture ». Banco, la voilà, votre exposition.

Coïncidences fatales

Godard, Picasso. Alors que la Cinémathèque accueillera bientôt une exposition Picasso-Fellini, on peut se demander ce que Picasso a à voir, aussi, avec Godard. Certes, le réalisateur suisse a parfois cité dans ses films le peintre espagnol, mais il a aussi cité Renoir ou Matisse. Alors quel rapport en particulier ? « A priori, aucun ! », s’amuse Dominique Païni. « Mais cette exposition, c’est justement pour en faire ». Avec cette expo, l’ancien patron de la Cinémathèque française joue l’art du montage, façon Bresson, c’est-à-dire en « rapprochant des images qui ne devraient pas l’être », précise-il, citant le vieux maître. Celui qui avait sous-titré son exposition sur Hitchcock Coïncidences fatales, aime ça, la coïncidence. En entrechoquant brusquement l’art de Godard à celui de Picasso – avec des images de films et peintures, des textes, mais aussi et surtout de nombreux collages – Dominique Païni provoque à nouveau de bouleversantes coïncidences. Mais si les rapports sont encore mystérieux du côté des œuvres, les artistes eux, ont beaucoup en commun. « Tous deux se sont construit un mythe autour de leur personne. Persuadés de leur génie. Persuadés d’être chacun les derniers de leur art ». Et ils avaient peut-être raison. « Ils font partie des rares artistes à avoir agi sur les comportements. On dit c’est ‘’du Godard’’ si c’est bien ou mal filmé, ‘’du Picasso’’ si c’est bien ou mal peint. Et on le dit même sans avoir vu aucun film de Godard ou aucun tableau de Picasso ». Pourtant, de dire que l’un est dans son art du niveau de l’autre comme le fait Dominique Païni, n’est pas si évident. « On n’a pas de souci à donner à une bagnole Citroën le nom de Picasso, pas sûr qu’on le ferait avec Godard… ». S’agit-il alors aussi de légitimer l’un par rapport à l’autre ?

Godard – Picasso : Collage(s). Copyright : détail de photos d’ Anaïs Fournié / Rencontres de la Photographie d’Arles.

Le Godard de la peinture

S’attelant à son exposition, Dominique Païni découvre finalement des rapports surprenants, iconographiquement, entre Godard et Picasso. Comme l’expo s’inscrit dans le programme « Picasso Méditerranée », il commence de ce côté-là. « Ce n’est pas si évident que ça, la méditerranée chez Picasso. Ça ne l’est pas non plus chez Godard. Néanmoins, j’ai remarqué que chez les deux, ça produit la même chose : la séparation des couleurs. Bleu, rouge, jaune. Chez Godard, comme chez Picasso. » Dominique Païni en veut pour preuve Le Mépris, grand film méditerranéen de Jean-Luc Godard, dont les couleurs, vives et distinctes, sont sensiblement les mêmes que dans de nombreuses peintures de Picasso. Et thématiquement, les œuvres des deux artistes se ressemblent parfois curieusement. Comme ces peintures du Minotaure par Picasso, qui représentent une jeune femme endormi qu’un monstre bovin va attaquer : en face dans l’exposition, on peut voir un extrait du film Méditerranée (justement), de Jean-Daniel Pollet, dont Godard fait l’éloge dans les Cahiers du Cinéma en 1964 et qui lui inspirera Le Mépris, où le montage fait s’entrechoquer des images de corridas à celle d’une femme endormie. Curieuse coïncidence… Bien sûr, Dominique Païni n’est pas le premier à rassembler les deux géants. L’ombre d’Aragon plane sur son exposition, avec son notamment Qu’est-ce que l’Art, Jean-Luc Godard ?, l’illustre texte paru dans Les Lettres Françaises en 1965 dans lequel le poète, bouleversé par Pierrot le Fou, compare Jean-Luc Godard à Pablo Picasso.

La Bête

Brouillé avec Jean-Luc depuis Voyage(s) en Utopie, Dominique Païni n’a pas prévenu Godard de cette exposition. « Vous savez, explique le commissaire, à chaque rétrospective sur Godard, on se demande si on va voir la Bête ou non. Je ne veux pas jouer à ce jeu-là. Je lui ai dit une fois, à Jean-Luc, que j’aurais été très malheureux sans avoir connu ses films. Mais je me serai bien passé de le connaître, lui ». Parti presque d’un hasard, cette exposition, qui est pourtant d’avantage esthétique et poétique que pédagogique – Dominique Païni rêve d’une expo qui se passerait de texte explicatifs sur les murs – ouvre la porte à une multitude de questionnements, en histoire de l’art et en histoire du cinéma. Questionnements qui feront d’ailleurs l’objet d’un séminaire, mené à la rentrée par le commissaire, fruit de cette exposition. Difficile de dire en sortant de Godard/Picasso : Collages, que l’on a véritablement appris quelque chose. Mais on a envie d’en découvrir plus, et surtout, comme face à film de Godard, à une œuvre de Picasso, on a ressenti quelque chose. « Ce que je cherche, conclut Dominique Païni, c’est l’intelligence sensible, l’expérience esthétique, le choc ». Et il est partout à l’Abbaye de Montmajour, le choc, du montage, du collage.