Garçons Sensibles

Les hommes à la télé

Dans le cadre de l’exposition « Masculinités » des Rencontres de la Photographie d’Arles, le réalisateur Sébastien Lifshitz présente jusqu’au 26 septembre un film, Garçons Sensibles, où il interroge la représentation de l’homosexualité à travers les archives de la télévision française. 

Habitué des Rencontres de la Photographie (il y a notamment exposé sa collection personnelle de photographies anciennes de travestis en 2016), le cinéaste Sébastien Lifshitz est de retour à Arles. Dans l’espace de la « Mécanique Générale », au sein du nouveau Parc des Ateliers aménagé autour de la tour de la Fondation Luma signée Frank Gehry, le cinéaste y présente non pas des photographies, mais un court film, produit avec le concours de l’INA. Composé uniquement d’archives télévisuelles abordant la question de l’homosexualité masculine et des représentations non traditionnellement hétérosexuelles des hommes, Garçons Sensibles explore ce sujet tabou et pourtant présent sur le petit écran entre les années 1950 et 1970. Plutôt qu’un documentaire pédagogique sur le sujet, le réalisateur d’Adolescentes propose un montage non didactique, c’est-à-dire non chronologique, sans voix off ni notule explicative, qui nous met face à ces images sans indication de la manière dont nous devrions les appréhender. 

Jacques Brel et Iggy Pop

Certaines séquences semblent amusantes, comme cet extrait fameux où le chanteur Iggy Pop entame un sensuel strip-tease face à un Yves Mourousi parfaitement décontenancé, sur TF1 en 1977. Il ne s’agit pas explicitement d’une représentation que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de queer. Mais il y a bien là un présentateur de télévision qui cache son homosexualité, et une star du rock qui s’amuse à brouiller les frontières de l’attirance sexuelle. Dans d’autres scènes choisies par Lifshitz, on ne sait pas si ce qu’on voit est comique ou choquant. Ainsi en est-il de ce sketch où les personnages homosexuels sont représentés de manière outrageusement stéréotypée, efféminée. Les acteurs sont bons, mais est-ce encore drôle ? Plus tard, le film nous met face à un concert filmé de Jacques Brel, dans les années 1960. L’auteur-compositeur y interprète Les Bonbons 67, surjouant des gestes précieux, singeant l’homosexualité selon les codes de « la folle », sur les paroles « J’défile criant : paix au Vietnam / Parce qu’enfin, enfin, j’ai des opinions ». La violence de cette représentation moqueuse, qui aujourd’hui serait parfaitement intolérable, est d’autant plus forte qu’elle est portée par Brel, immense auteur de la chanson francophone, artiste au grand cœur et au génie incontestés. Brel était-il homophobe ? Ou plutôt, est-ce le système télévisuel dans son ensemble, adoubant ce type de séquences, qui légitimait et normalisait l’homophobie ? 

Garçons Sensibles de Sébastien Lifshitz. Copyright INA et Rencontres d’Arles.

Fendre l’armure

Le terme « homosexuel » n’est jamais prononcé dans le PAF avant le début des années 1970, à l’occasion d’une émission dédiée au sujet. Avant, il est abordé au travers d’une série de codes et de sous-entendus, qui ne trompent personne. Après tout, rien dans les paroles des Bonbons 67 n’évoque l’homosexualité. Omniprésente dans la moquerie mais pourtant taboue, telle est sa place à la télévision française dans ces années-là. L’homosexualité masculine est à l’époque de l’ORTF, et juste après, une sorte de fantasme et les stéréotypes médiatiques sont autant de ruses pour tenter de la dénoncer, car elle apparaît non conforme à l’idée socialement construite du masculin. En cela, le film de Lisfshitz entre en résonnance avec le reste de l’exposition « Masculinités ». À travers des œuvres d’artistes variés, cet accrochage interroge les codes du masculin : tous les clichés de « l’homme » y sont explorés, du sportif américain au cow-boy, du soldat au pater familias, du bodybuilder au poète maudit en passant par la petite frappe. Des clichés détournés, poussés à l’extrême ou questionnés, montrant aussi que parfois ces clichés virils ne sont que des armures pour se protéger d’une fragilité dont on a honte. Contre cette honte, se construit toute une imagerie de héros transpirants ou violents à l’aune de cet autre sommet de la représentation viriliste, l’officier SS, présenté dans l’exposition au travers d’une grande fresque murale façon trombinoscope, où se côtoient les grands personnages nazis du cinéma hollywoodien, tous interprétés par des acteurs célèbres. Si la télévision a colporté une certaine idée de la sensibilité chez des garçons « pas comme il faut », le cinéma a porté aux nues celle du masculin dans toute sa sauvagerie, modèle héroïque de « méchant ». Mais l’image virile est un fantasme parfaitement factice. À travers ce film et cette exposition, ces clichés sont mis à nus, et leur aura disparaît. Ils se révèlent dans toute leur nudité de stéréotype, ludiques, risibles et désuets.