Mélanie Thierry

Elle a tout d’une grande

Voir grandir une actrice au cinéma, c’est beau. Mélanie Thierry ne cesse de surprendre et toucher, en alcoolique, en princesse, en prisonnière… Et, récemment, d’une apparition solaire dans Au revoir là-haut à sa magnifique interprétation de Marguerite Duras dans La Douleur d’Emmanuel Finkiel.

Elle arrive à la bourre, emmitouflée, les cheveux blonds planqués sous la chapka, le beau regard d’eau glacée vous transperce d’un coup. Elle vient défendre La Douleur d’Emmanuel Finkiel, où elle incarne, à la fin de la guerre, alors que les prisonniers reviennent des camps, Marguerite Duras, qui n’en finit plus d’attendre son mari. Est-ce son rire, qui monte d’un coup, pétarade et contamine le rythme de ses mots ? Il y a chez Mélanie Thierry quelque chose de si joyeux et juvénile qu’on l’imagine toujours en lumineuse créature. Mais elle a prouvé, à travers ses choix, depuis plus de vingt ans, qu’elle avait du répondant. Née en 1981 à Saint-Germain-en-Laye, mannequin à treize ans, photographiée par Jean-Baptiste Mondino et Peter Lindbergh, l’exquise demoiselle d’1,60 mètre pousse déjà les limites et détruit les cadres, envoie balader les codes… Elle joue dans des téléfilms et débute avec Patrick Timsit dans Quasimodo d’El Paris, puis fait de l’ombre au soleil de Quinze août. Moins porcelaine que bazooka, elle fonce tête baissée dans des personnages sombres et compliqués : au théâtre, en 2006, son interprétation seule en scène du Vieux Juif blonde force le respect et fait taire les sceptiques ; la jeune alcoolique du Dernier pour la route lui vaut un César du meilleur espoir ; La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier la mène à Cannes et dans le viseur des plus grands metteurs en scène, de André Téchiné à Terry Gilliam. Objet du désir chez Diane Kurys (Pour une femme) ou Hugo Gélin (Comme des frères), prisonnière qui se bat pour son fils (Ombline), artiste de l’ombre (La Danseuse). Mélanie Thierry a 36 ans, elle peut tout jouer. Sa Marguerite dans La Douleur est une des plus belles incarnations littéraires qu’on ait vues sur un écran.

Comment avez-vous abordé le personnage de Marguerite Duras ?

Je me suis replongée dans une partie de son œuvre considérable… Je l’ai écoutée parler pendant des heures et des heures et des heures. J’ai tenté de m’approcher de son rythme, de son phrasé, sans l’imiter, car ce n’était pas l’idée du film. On ne racontait pas ça… Mais pour être crédible en écrivain, et pour que physiquement la douleur s’inscrive là où il faut. Et surtout, je l’ai abordée en désacralisant tout ce qu’elle représente. Parce qu’à l’époque où se situe le film, Duras n’existe pas, elle n’a pas encore trouvé son nom. Elle est Marguerite, à l’aube de l’écrivain qu’elle fut, et qui se cherche encore. Donc on est surtout face à une jeune femme dans cette attente douloureuse et interminable de son mari…

Vous avez fait un travail étonnant sur la voix… Elle est plus grave, plus sourde.

Déjà, avant que ça sorte, il faut que ce soit bien nourri. Alors il a fallu faire ce travail en amont, la trouver physiquement. Ça se situe à plein de niveaux, j’ai été aidée : j’ai pris l’habitude de travailler avec deux ou trois personnes qui me suivent sur mes films…

Ce sont des coachs ?

Oui, on peut dire ça… On travaille sur le texte, les sentiments : comment aller les chercher, quelles couleurs y mettre, quelle progression. On tâtonne, on tâtonne, on a l’impression d’être paumés, et puis, à un moment, ça prend et c’est présent…

Par ailleurs, du côté de « l’attente », j’ai été à bonne école, car nous avons eu beaucoup de mal à faire ce film, du point de vue des financements. C’étaient les montagnes russes en permanence, entre les moments de joie où on se disait qu’on allait y arriver et les moments d’abattement… Et lorsque, finalement, on s’est mis en route, le film s’est encore arrêté pendant trois semaines, sans qu’on sache si on allait pouvoir le finir… C’est éreintant… Pour en revenir à la voix, je me suis aussi inspirée des actrices qui étaient ses égéries : Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Bulle Ogier.

Comment avez-vous enregistré la voix off ?

Avant le tournage, ce qui nous permettait de donner le rythme au film, de trouver mon temps intérieur. Mais on a aussi enregistré cette voix pendant et après le tournage, ce qui fait que, au fond, je n’étais pas tout à fait la même… Ensuite, Emmanuel a choisi au montage de prendre tel ou tel passage pour que ça colle avec ce qu’on raconte et que ça tombe au bon moment.

C’est votre deuxième film avec Emmanuel Finkiel, après Je ne suis pas un salaud ?

Emmanuel, je l’aime et je l’admire depuis son court-métrage Madame Jacques sur la Croisette. Voyages était un film sublime et son documentaire, Casting, ne m’a jamais quittée… Mon rôle était plus court dans Je ne suis pas un salaud, mais son exigence, sa vision du cinéma m’ont conquise. Et le fait de se retrouver donne une connivence et une confiance. On se complète, on se comprend et on avance bien ensemble. Il y a certaines personnes, comme ça, avec lesquelles ça devient une évidence… Moi, j’avais depuis longtemps ce désir de rencontrer le metteur en scène avec qui j’aurais envie de raconter des histoires à l’infini, et qu’il me filme avec l’âge, que ce soit une histoire de toute une vie… Emmanuel Finkiel est un artiste rare dans la façon dont il se consacre au cinéma, la façon dont il aime ses acteurs.

La Douleur, réalisé par Emmanuel Finkiel
C’est vous qui êtes allée vers lui pour Je ne suis pas un salaud ?

Non, c’est lui, sur la proposition de Nicolas Duvauchelle qui interprétait le rôle principal et avec lequel j’avais déjà tourné dans le Diane Kurys et le Hugo Gélin. J’ai joué plusieurs fois avec Nicolas, Gaspard Ulliel ou Benoît Magimel et Grégoire Leprince-Ringuet, que je suis heureuse d’avoir retrouvés dans La Douleur. Mais je n’ai pas la sensation d’appartenir à une famille de cinéma, on n’arrive pas à me situer…

C’était une décision de continuer à tourner ensemble, avec Emmanuel Finkiel?

Non, pas du tout, il a commencé à travailler sur sa Douleur, et lorsqu’il s’est agi de trouver sa Marguerite, je crois qu’il n’avait même pas pensé à moi. Il ne l’a pas écrit pour moi, ni envisagé avec mon visage ni ma voix. Non, j’ai demandé à passer l’audition.

Qui s’est passée divinement ?

Pas trop mal ! Pourtant, j’ai un problème avec les auditions. Je suis dyslexique et dès que je dois lire, je suis en panique. Je ne fais jamais une lecture de théâtre sans connaître mon texte par cœur. Jamais. Sinon c’est un désastre… En fait, c’est un truc d’enfant. J’avais, en quatrième, une professeure de français, dont, avec le recul, je me rends compte qu’elle était formidable, mais qui était vraiment très exigeante et très dure. Elle m’avait demandé de lire à voix haute un passage d’Au bonheur des dames de Zola. Et, si je suis encore timide aujourd’hui, à l’époque c’était pire, j’avais la sensation de mourir dès qu’on appelait mon nom. J’ai tellement peur de lire, tellement peur de buter sur les mots, que le trac me trouble la vision, ce qui fait que je ne vois plus du tout les phrases sur la page, et j’invente ! Donc sur cette lecture au collège, j’ai été épouvantable. La prof m’a engueulée : « C’est bien beau de vouloir être actrice, mademoiselle, mais il faudrait déjà commencer par savoir lire… » C’était très humiliant, ça m’avait bouleversée et depuis ce jour-là, j’apprends tout par cœur.

Écoutez Mélanie Thierry lisant le prologue de La Douleur de Marguerite Duras

Comment travaillez-vous avec Emmanuel Finkiel ?

D’abord, on a le même langage, ce qui facilite bien les choses ! C’est le b.a. ba, mais c’est plus simple avec certains qu’avec d’autres. Lui, je le comprends très bien. Même s’il intellectualise d’une telle façon que c’est de la haute voltige. Et que ça m’impressionne beaucoup… Ensuite, on s’aime follement, ça aide ! Tout ce que j’avais préparé me permettait d’arriver sur le plateau avec une certaine confiance.  Et dès le début, ce que je lui ai proposé prouvait qu’on allait dans la même direction. Ensuite c’était du réajustement. En amont, il m’avait beaucoup parlé des deux facettes du personnage selon lui : la Marguerite/Adèle H., qui vit fiévreusement le moment présent, et la Marguerite écrivain, plus intérieure et avec plus de recul. Il fallait dissocier les deux et trouver aussi les moments où elles se rejoignent. Emmanuel a une façon bien à lui de vous mettre dans un climat, de créer une atmosphère ; il vous nourrit de références de mises en scène et de films…

Lesquelles ?

Anna Magnani qui court après le camion emmenant son mari dans Rome, ville ouverte de Rossellini… Des films de Fassbinder ou Resnais… Ce sont des flashs qui infusent en vous, rendent l’intention concrète et donnent l’élan d’une scène et l’émotion à atteindre, pour mieux aller vers autre chose qui fait partie de son cinéma à lui.

Vous avez tourné en équipe réduite ?

Très très réduite ! Cinq personnes : pas d’accessoiriste, pas de scripte, pas de machino ni d’électro. Il y avait une maquilleuse, dont le rôle était de veiller au grain pour que je ne camoufle pas un petit cerne en douce ! Et donc ce dispositif, ce cocon, vous amène dans une disponibilité et même une responsabilité. Parce qu’on se doit d’être impliqués, précis, chacun s’occupe de ses propres accessoires, du moindre détail, et met la main à la pâte, et du coup on fait tous le même cinéma… Tu n’es plus infantilisé, et je trouve ça fantastique. Je ne dis pas que je n’aime pas qu’on s’occupe de moi, qu’on me maquille, j’adore ! Mais avec Emmanuel c’est autrement, et cet « autrement » me convient parfaitement. Parce que c’est lui. Parce que j’ai confiance en son regard. Il me parlait sans arrêt pendant les prises, j’étais souvent en amorce, alors il posait ses mains sur mes épaules, ça ne se voit pas à l’image, mais il était derrière moi tout le temps. J’avais l’impression qu’on ne formait plus qu’une seule personne… Je suis sa Marguerite et il est mon maître !

Vous êtes arrivée adolescente, on vous a vue grandir comme femme et comme comédienne…

J’étais très timide. Et puis complexée… Par ce que j’étais, là d’où je venais… Je suis une « prolo », je viens de Sartrouville et mes parents ne m’ont pas appris à lire un livre, ils m’ont appris à faire des cabanes dans le jardin et aller ramasser les légumes dans le jardin de mon grand-père. Ce que j’adorais d’ailleurs, c’était formidable ! Mais quand je suis arrivée dans ce milieu d’intellectuels, je me suis sentie très vite mal à l’aise, par manque de culture, de vocabulaire… Il faut le temps. J’aimais jouer, mais j’étais très mauvaise au début ! Je n’ai jamais cessé de vouloir y croire, je n’ai jamais cessé de travailler pour progresser. Et puis, le plaisir du jeu est arrivé. Et à partir du moment où ça éclot, où une petite fenêtre s’entrouvre, pour rien au monde je n’aurais renoncé… J’ai l’impression que j’ai bien fait de m’accrocher, que je deviens une meilleure comédienne que ce qu’on pouvait parier quand j’ai démarré à 15 ans. Je ne donnais pas cher de ma peau à l’époque ! Même si j’ai encore de grands moments de flottement et si je me trouve mauvaise souvent, je me rends compte que j’ai travaillé avec de bons metteurs en scène, que j’ai eu de beaux rôles…

Le plaisir du jeu est venu au théâtre avec Le Vieux Juif blonde ?

Ça a été un moment charnière, parce que je me confrontais à la scène pour la première fois, et seule, en plus. Le texte d’Amanda Sthers était magnifique, mais il n’était pas évident. Ça a été très très fort. Par ailleurs, jouer devant des salles pleines est enthousiasmant… Et nettement plus marrant que de jouer devant trente personnes, ce qui m’est arrivé aussi, avec Anna Christie, un vrai naufrage. La mise en scène de Martinelli était belle, pourtant. Peut-être que le texte était un peu poussiéreux, en tout cas, les gens n’ont clairement pas eu envie de voir ça. Ce sont des choses qui arrivent, mais c’est dur de retourner jouer chaque soir quand vous savez qu’il n’y a que trois rangs pleins sur 500 places ; ça fait mal au ventre…

Au cinéma, vous avez fait des choix courageux. Ombline, par exemple, un premier long-métrage où vous incarnez une prisonnière qui met au monde un enfant derrière les barreaux…

Ce film m’a totalement bouleversée. De par les rencontres que j’ai faites lors des ateliers théâtre en prison, et du fait d’ouvrir les yeux sur la réalité du monde carcéral, et sur cette liberté dont nous n’avons pas conscience tant qu’on ne nous la retire pas… J’ai eu un attachement fort à ce personnage. J’ai essayé de donner tout ce que je pouvais pour que ce soit crédible et plein de rage, de désespoir… Quand des gens m’arrêtent dans la rue pour me dire qu’ils ont vu et aimé Ombline — ils ne sont pas nombreux, car le film a été très mal sorti —, j’avoue que ça me touche plus que lorsqu’on me dit : « Super, vous avez joué avec Vin Diesel dans Babylon A.D. » !

Vous passez des grands rôles aux petits avec la même intensité, comme dans La Danseuse ou Au revoir là-haut ?

C’est bien, les petits rôles, s’ils sont beaux comme ces deux-là ! Dans Au revoir là-haut, je ne fais que passer, mais c’est joli. Le scénario est éblouissant, je trouve que Dupontel adapte super bien le roman. J’aime bien son univers ; il s’autorise quelque chose, il aime le grand spectacle, il se donne les moyens. C’est un beau film romanesque…

Au revoir là-haut, réalisé par Albert Dupontel
Je vois une cohérence dans les choix que vous faites. Ni clinquant, ni m’as-tu vu.

Je crois que ça me ressemble, je suis assez en accord avec ce chemin… Je n’ai pas l’impression de me fourvoyer dans des rôles qui ne me correspondent pas. Et puis j’aime les gens avec qui je travaille.

Maintenant que vous chantez avec votre compagnon Raphael, vous allez un jour jouer la comédie à ses côtés?

Comédien, ce n’est pas son truc. Il est brillant, c’est un écrivain splendide, un musicien magnifique, je lui trouve toutes les qualités, mais comme comédien il est mauvais comme un cochon ! En revanche, il a écrit son film qu’il réalisera l’année prochaine. Ça s’appelle Les Lois de la physique. Je jouerai dedans, et l’idée de faire ça avec lui, ça m’éclate !