La Douleur

Attendre, dit-elle

Idée folle que d’adapter La Douleur de Marguerite Duras, sur une femme dans l’attente de son mari prisonnier, en 1944. Mais Finkiel est le cinéaste de la situation, et en Mélanie Thierry il a trouvé sa Marguerite.

La Douleur est sans doute le livre le plus « littéraire » de Marguerite Duras. Même si elle prétend l’avoir écrit dans une espèce de transe dont elle n’a pas le souvenir et ne l’avoir pas retouché. Même si elle dit qu’au regard de ce texte, « la littérature (lui) a fait honte ». Parce que, dans ce court récit sec et bouleversant, elle joue de l’autobiographie pure, la sienne, mêlée à l’Histoire, celle de la Seconde Guerre mondiale, elle témoigne et rend compte, et fait bel et bien œuvre d’écrivain. Adapter cette œuvre majeure tenait du pari impossible, et pourtant Emmanuel Finkiel (Voyages) le tient. De bout en bout.
Trahissant pour être fidèle, Finkiel coupe le texte et le ravaude, y ajoute ici une phrase, là un personnage (le collaborateur Rabier, qui appartient au deuxième texte publié dans le recueil La Douleur) et le résultat est remarquable. Jamais la reconstitution ne vient encombrer le fil ténu de ce voyage intérieur : une femme, en proie à l’angoisse, attend son mari. Peu à peu se dévoile l’épouvantable contradiction : la peur qu’il ne revienne pas côtoie la peur qu’il revienne…

Il y a quelque chose de miraculeux dans l’évidence avec laquelle la voix off de Marguerite/Mélanie Thierry accompagne les images, les précède parfois, mais ne les surligne jamais. Du temps intérieur donné par les mots courts, les phrases brèves, leurs allitérations, leurs légères modifications d’une répétition l’autre, naît un nouveau temps. Ce temps-là est imprimé par le mouvement du corps de Marguerite, qu’elle entrouvre un rideau et regarde par la fenêtre, se roule en boule dans son lit ou déambule inlassablement dans les rues de Paris. La lumière bleutée donne aux extérieurs une apparence de froid, même en ce mois de juin 1944, symbolisant la perte irréparable, le dénuement des êtres et des choses. Ce qui rend encore plus criant le contraste des intérieurs, restaurants enfumés baignés de couleurs chaudes, où la présence de la nourriture semble incongrue.
Face à Benjamin Biolay, tout droit et amoureusement protecteur, en ami/amant, face à Benoît Magimel, tout rond et dérangeant dans sa vile séduction, Mélanie Thierry est cette voix et ce corps, ce petit soldat arpentant les rues, cette mater dolorosa se cognant aux murs. Elle est l’ambiguïté incarnée d’une femme jeune et belle en pleine vie, alors que tout autour d’elle n’est que ruine et deuil, elle est la férocité insupportable de cette pasionaria qui n’aime plus son homme, mais n’ose se l’avouer. Puissant et singulier, La Douleur est un immense film de cinéma et de littérature, un moment suspendu, à la fois glaçant et brûlant.