Bellocchio, la mort et les rêves

Entretien avec Marco Bellocchio, réalisateur

Après La Belle endormie, Marco Bellocchio songe une nouvelle fois à la perte et au deuil dans Fais de beaux rêves, film d’enfance et de tragédie.

« Fais de beaux rêves » pourrait-être la formule idéale au moment de la mort et des adieux ?

Mon film est tiré d’un livre. Ce sont les derniers mots que la mère dit à l’enfant avant de mourir. C’est le mot idéal sans doute pour la mère, mais l’enfant le perçoit autrement, comme une expression affectueuse, avant qu’il ne s’endorme. Une façon tout simplement de lui souhaiter « bonne nuit », car l’enfant n’est pas conscient de l’adieu.

Ce congé renvoie à l’idée que l’enfant entre dans la nuit de sa vie, qui commence avec la disparition de sa mère. Mais ce pourrait aussi bien être une invitation à la résilience ?

Il faut penser au moment tragique du film. Il se déroule à la fin des années 60 à une époque où la résilience n’existait pas. « Fais de beaux rêves » serait plutôt le mot de la désespérance d’une mère. C’est une parole douce et désespérée qui ne contient pas une invitation à la vie, à la résistance, à la force devant l’adversité et la douleur. Bien sûr, on voit l’enfant, l’adolescent puis l’adulte essayer de survivre au prix de l’indifférence, de l’absence et du déni.

Le héros du film devenu adulte, reporter de guerre, est projeté sur le théâtre de la cruauté du monde. Cette confrontation avec la tragédie humaine déplace-t-elle sa manière de faire face à sa propre tragédie intime ?

Sa profession l’oblige à voir la réalité telle qu’elle est, le journaliste n’a pas pour mission de la changer, mais de la documenter. Aussi, s’il voit la tragédie devant ses yeux, il n’arrive pas à se mettre lui-même en question, à entrer lui-même en crise. Il n’établit pas de lien entre la tragédie du monde et sa tragédie personnelle. Ce travail ne le remet pas de la perte de sa mère.

Ce métier de journaliste ne le met pas à distance de lui-même ?

Non, il n’y a pas d’ambiguïté sur ce point. Il écrit sur les maux du monde en renonçant à regarder en lui-même.

Seule la vérité sur les circonstances de la mort de sa mère, qui lui a été cachée quand il était enfant, lui permet de faire finalement son deuil. Le mensonge rend-il impossible le deuil ?

Oui, la vérité l’oblige à accepter enfin la mort de sa mère et à répondre à ce que lui dit Bérénice Bejo dans le film : « Laisse-la partir ». Il consent à laisser partir son fantôme, à s’en libérer, à admettre une vérité qu’il ne voulait pas accepter.

Vous mettez le personnage face à la mort à deux moments de sa vie, quand il est enfant, puis quand il est devenu adulte. Pourquoi envisager cette question à deux âges de la vie ?

C’était une construction nécessaire au récit du film. Cette structure était évidente dans la mesure où je voulais raconter du début à la fin la vie de Massimo, le personnage de Fais de beaux rêves. Je voulais aussi montrer que son rapport à la mort de sa mère, quand il est enfant puis adulte, est différent mais cependant pas si dissemblable. Cela était aussi dans le livre.

On ne guérit jamais de l’enfance, surtout quand elle inscrit l’absolue tragédie de la mort de la mère ?

Il est évident que la mort marque de façon puissante et nous change. Mais nous ne sommes pas destinés non plus à rester bloquer à l’âge de l’enfance, quelle que soit la tragédie qui ait eu lieu. De nombreux traités de psychologie, sous des théories différentes, l’affirment. Il est évident que le caractère et la personnalité d’un individu sont déterminés par l’enfance, même la naissance, et par la relation à la mère, mais pas uniquement, car la vie nous met en relation avec d’autres personnes.

Votre précédent film, La Belle endormie, mettait déjà en scène une mère et son enfant face à la mort, mais c’est la perte était envisagée du côté de la mère. Fais de beaux rêves est-il l’autre versant d’un diptyque, qui songerait à la mort encore, mais du côté de l’enfant ?

Je n’avais pas pensé à cela. Mais oui les deux films traitent de la difficulté d’accepter en général la mort d’un être cher, sous un angle en effet inversé : une mère n’accepte pas la mort de sa fille dans un cas, dans l’autre un fils refuse la mort de sa mère. Mais La Belle endormie relevait plus d’une réflexion générale et éthique sur la vie et la mort, sur le droit de mourir dans la dignité. Il contenait une charge politique et critique, à l’égard de l’Eglise et du Vatican, face à la mort et à la douleur considérée comme une vertu et un mérite pour accéder au paradis. Fais de beaux rêves n’est pas un film politique, il parle de façon très personnelle de la séparation et de la relation avec un être cher qui meurt.