Vibrante !

Entretien avec Nina Meurisse, comédienne

Nina Meurisse fait partie des nommées aux César ce soir dans la catégorie Meilleur espoir féminin pour son rôle dans Camille (désormais disponible en DVD). Dans ce premier long-métrage haletant de Boris Lojkine, elle incarne la photographe de guerre Camille Lepage, partie en Centrafrique couvrir la guerre civile, où elle fut tuée d’une balle dans la tête en mai 2014 alors qu’elle effectuait un reportage dans l’ouest du pays.

Nina Meurisse est douée d’une qualité d’écoute et de regard rare. Cette jeune comédienne, qui a débuté enfant dans Saint-Cyr de Patricia Mazuy, a ensuite navigué dans le cinéma français sous la caméra d’Agnès Jaoui (dans Au bout du conte et Place publique), celle de Frédéric Mermoud, dans ses courts-métrages, puis son premier long, l’excellent Complices, ou celle de Laurent Larivière dans Je suis un soldat. À chacune de ses apparitions, la justesse de son jeu accroche l’œil. Entretien avec une comédienne immensément prometteuse, réalisé lors du dernier Festival Premiers Plans d’Angers, où elle faisait partie des jurés.

 

Comment se défait-on d’un personnage comme Camille ?

J’ai mis un an après le tournage à quitter Camille. Je me souviens très bien du moment où j’en ai pris conscience. C’était après une fête avec l’équipe du tournage. Je me suis réveillée le lendemain, et j’ai senti que c’était une fête d’adieu à Camille pour moi. L’expérience du film tellement forte, la manière de travailler de Boris Lojkine, qui m’a amenée à lâcher prise, et la personne qu’a été Camille, tout cela m’a complètement bouleversée. C’était donc difficile pour moi de quitter Camille, car je l’aime profondément.

Que veut dire être habité par un personnage ? Est-ce avoir encore des réflexes corporels et vocaux après le tournage ?

Cela signifie y penser beaucoup. Mais pour ce personnage, ce qui s’est passé pour moi est assez mystérieux. Le fait qu’elle ait existé a beaucoup joué, bien sûr. J’ai réalisé il y a peu qu’un personnage de fiction existait toujours. Du fait qu’il est fictif à la base, il est dans l’air. Mais comme Camille a réellement existé et comme elle est décédée, j’avais l’impression que si je m’en défaisais, elle serait définitivement enterrée. Il m’était donc impossible de la lâcher. Ça m’a donc pris du temps de passer à autre chose.

Vous dites, en quelque sorte, que le cinéma a à voir avec l’éternité…

C’est vraiment ça, oui. Certains personnages, on ne leur dit pas vraiment adieu. Ils continuent à exister dans un imaginaire. Combien de fois ai-je entendu des gens me raconter qu’ils s’imaginaient l’avenir d’un personnage après avoir vu un film. Camille, elle, est morte dans la vie. Pour moi, ça change la donne de son « après » dans notre imaginaire.

Mais par votre incarnation, vous avez prolongé quelque chose de sa courte existence…

C’est vrai aussi.

N’est-ce pas aussi une raison qui peut motiver à exercer le métier d’actrice ?

Oui. On cherche à être bouleversé. Dans le cas de Camille, Boris Lojkine, le réalisateur, m’émeut. C’est quelqu’un que j’ai découvert après le tournage, car pendant, j’étais vraiment focalisée sur mon personnage. Travailler avec lui me chavire et me confirme ce pourquoi je fais ce métier. C’est quelqu’un dont l’engagement va bien au-delà du fait de faire du cinéma. Il a créé des écoles de cinéma en Centrafrique un an et demi avant le tournage pour que la moitié de ses techniciens soient centrafricains. Aujourd’hui, ils continuent ses ateliers sur place, il a monté une société de production avec des gens de là-bas. Il a une éthique profonde. Elin Kirschfink, sa chef-opératrice, est pareille. Ce sont des gens engagés en tant que citoyens. Quand on exerce ce métier de cette façon, c’est juste et ça a vraiment du sens. C’est exactement pour ce genre de projets et de démarches que je fais ce métier. Camille, ce fut une aventure humaine. Nous avons vécu des moments, nous ne les avons pas juste joués.

Y a-t-il un avant et un après Camille pour vous ?

Carrément. Après ce film, qui a marqué profondément tous ceux qui ont travaillé dessus, j’ai fait du théâtre ; j’ai joué dans L’Absence de père de Platonov mis en scène par Lorraine de Sagazan. C’est bien, car c’était incomparable. Et cela induisait un vrai engagement physique pour moi, car la pièce était jouée en « quadri-frontal », avec du public tout autour des acteurs. Nous cassions les codes du théâtre.

Et maintenant, pour ce qui est du cinéma, je suis attirée par des projets à l’opposé de Camille. Boris a mis la barre tellement haut qu’il me faut un projet qui n’a rien à voir.

Continuez-vous à jouer de la harpe ?

Non, même si j’ai toujours ma harpe à la maison. Mais je continue la musique : je fais de la guitare et je chante.

Agnès Jaoui a dit dans une interview que le fait que vous soyez musicienne se manifeste dans votre jeu.

Quelqu’un m’a rapporté ça il y a deux jours ! Je n’ai pas ce sentiment-là. Je ne suis pas sûre que cela joue dans mon écoute du partenaire. Je ne sais pas, en fait.

C’est un instrument particulier, la harpe. Le musicien fait corps avec lui…

Oui, parce qu’on l’enlace et qu’on bouge avec quand on va chercher les graves et les aigus. Il y a quelque chose de physique dans le duo qu’on forme avec l’instrument. Le rapport à la guitare est très différent, de ce point de vue. C’est un instrument accompagnateur. Pour moi, en tout cas. Avec la harpe, on sent les vibrations sur son corps. Récemment, j’ai entendu Izïa Higelin répondre à une interview d’Augustin Trapenard sur France Inter. Elle disait quelque chose de très juste : nous sommes un canal et il faut relier le canal du cœur au spectateur. Elle l’a dit autrement, mais j’aime beaucoup cette idée. Il y a, d’ailleurs, des voix de chanteurs qui ne sont pas techniquement parfaites, mais qui sont totalement bouleversantes. Par exemple, Mathieu Boogaerts, par sa sincérité et sa fragilité, me touche illico presto !

Avez-vous des rituels qui vous permettent de vous relier au canal dont vous parlez avant d’entrer sur scène ou avant une prise ?

D’une façon générale, je trouve que le travail en amont a quelque chose de comparable à de l’autohypnose. On se persuade tellement fort que la situation à jouer est vraie qu’on y est. Bien sûr, on sait par où l’on est passé, mais arrive un moment où le travail intellectuel est digéré, et je me persuade que ce que je joue est vrai et cela peut me bouleverser.

D’autant que vous jouez souvent des personnages de femmes engagées…

Oui, j’ai souvent joué des guerrières ! J’arrive donc à me convaincre ou à me rallier à une cause. Dans Complices, je me souviens d’une séquence qui suit une scène de passe qui tourne mal. Je m’étais préparée en écoutant une chanson de Goran Bregović qui contenait un chœur d’enfants, puis je m’étais mise sur les tibias, et je m’étais dit intérieurement : « Pour toutes celles à qui c’est arrivé, ce moment-là doit être la démonstration de l’injustice gerbante qu’est cette situation », et ce chœur d’enfants dans mes oreilles, c’est comme s’il chantait : « Cette situation est impensable ». Cela m’a mise dans une rage extraordinaire et je suis arrivée sur le plateau chargée à bloc ! Quand on a joué la scène, j’ai eu le réflexe de lever la main vers mon partenaire, comme pour lui dire : « Ne me touche pas ! ». Et ce geste, je n’aurais jamais pu l’intellectualiser. Le corps, parfois, fait des choses imprévisibles qui ont du sens.

Quand on va aussi loin dans la connexion à une situation de souffrance telle, n’est-ce pas aussi fragilisant ?

C’est juste que moi, je trouve ça terriblement excitant d’être dans des états extrêmes. J’aime me sentir vivante, vibrante, même dans la difficulté. Je me souviens que quand je fumais, je fumais tellement que je pouvais entendre mes poumons. Il y a un peu de ça dans notre métier : ça vibre tellement parfois qu’on sent le mouvement et c’est ce pourquoi je fais ce métier, pour me sentir très en mouvement. Le plus difficile, dès lors, est l’après-tournage. Je mets un certain temps à atterrir, je trouve que tout est fade, alors que ce n’est pas vrai. L’intensité d’un tournage est fabriquée, ce n’est pas la vie. Mais quand on l’éprouve pendant un mois et demi, on finit par s’en persuader. Je finis par me convaincre que c’est comme ça que je devrais vivre tous les jours.