Entretien avec Laurent Desmet, chef-opérateur

L’homme de l’ombre

Entretien avec Laurent Desmet, chef-opérateur de Chronique d’une liaison passagère d’Emmanuel Mouret.

On pourrait voir le cinéma d’Emmanuel Mouret comme une ode à l’infidélité. Pourtant, ses films sont réalisés avec un attachement dévoué à certains collaborateurs. Frédéric Niedermayer, son producteur, est l’un d’eux : les deux hommes travaillent ensemble depuis le deuxième long-métrage du réalisateur, Vénus et Fleur (2004). C’est d’ailleurs par l’entremise de celui-ci que Mouret a rencontré Laurent Desmet. Comme Emmanuel Mouret et Frédéric Niedermayer, il est aussi passé par les bancs de la Fémis et devient le directeur de la photographie de tous les films du cinéaste à partir de Changement d’adresse en 2006.

Si chaque projet est désormais une aventure commune, les deux derniers, Mademoiselle de Jonquière et Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, ont tous deux valu au travail de Laurent Desmet une nomination aux César. Ces signes de reconnaissance accompagnent une mise en scène qui s’étoffe et se libère de film en film. Chronique d’une liaison passagère paraît être un aboutissement et nous émerveille à chaque plan. Vincent Macaigne et Sandrine Kiberlain sont filmés dans une multitude de lieux qui accompagnent l’évolution de leur relation. Ils semblent jouer avec le décor, suivis par une caméra qui prend plaisir à les surcadrer ou à les laisser converser hors champ. On retrouve aussi un geste qui s’impose comme la signature d’Emmanuel Mouret et de Laurent Desmet : une scène où les acteurs sont éclairés à la manière d’ombres chinoises. Rencontre avec le chef-opérateur autour de ce nouvel essai réussi et de cette collaboration de longue date.

 

Comment décririez-vous votre collaboration avec Emmanuel Mouret ?

Je dirais que ça s’est construit petit à petit… Nous travaillons ensemble depuis tellement longtemps. J’ai fait tous ses films depuis le troisième, Changement d’adresse, ce qui fait quand même un paquet !

Les scénarios d’Emmanuel sont toujours très étranges pour moi, car ils ne contiennent quasiment que les dialogues écrits. Il y a très peu d’indications de type “chambre”, “extérieur”, “intérieur” et même si c’est précisé, on sait que tout peut changer au dernier moment. C’est quelque chose que nous construisons dans une préparation qui est assez longue. Chaque scène est consciencieusement discutée et la recherche des décors permet d’affiner ce travail. Nous essayons toujours de penser en termes de montage et de rythme : alterner intérieur/extérieur, jour/nuit … Emmanuel Mouret a la particularité d’écrire des films extrêmement dialogués, surtout Chronique d’une liaison passagère qui bat tous les records ! La question est : comment faire passer tout ça ? Avec ces pages de dialogues, il me faut trouver des subterfuges pour éviter la lassitude. Pour ce film, il n’y avait que deux acteurs quasiment tout le temps, donc ce n’est pas évident !

Quels sont les subterfuges que vous avez mis en place ?

D’abord l’utilisation du plan-séquence, qui permet d’amener du mouvement par la caméra. Au lieu d’avoir un seul plan long ou un champ-contrechamp, qui finissent par lasser, le plan- séquence permet d’avoir des variations constantes à l’intérieur de l’image.

Ensuite, il y a cette idée de ne pas montrer tout le temps la personne qui parle. Si elle est cachée derrière un mur, je montre le mur et le spectateur va maintenir son attention sur la parole. Il se projette même peut-être plus dans ce qu’il entend que s’il voyait directement la personne parler.

 

À quel point ceci est-il construit avant même que la scène se tourne ? Est-ce qu’il y a un découpage ?

Pas du tout. La particularité avec Emmanuel, c’est que nous ne faisons pas de découpage traditionnel. En arrivant sur le plateau, on se demande : “Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?” Je m’amuse beaucoup à dire qu’on fait du documentaire. C’est la façon dont les acteurs s’approprient le décor, la mise en scène qui font que, d’un coup, le découpage s’ouvre à nous.
Parfois, nous avons beaucoup repéré, vu énormément de décors, et il y a des endroits où l’on sait qu’on pourra faire des masqué/démasqué (ndlr : faire apparaître ou disparaître les acteurs du cadre) et d’autres où l’on sait qu’on ne pourra pas le faire. En réalité, si nous faisons un découpage, c’est un découpage à l’envers. C’est-à-dire que nous savons pertinemment ce qu’on ne pourra pas faire dans les décors, mais sans fixer ce qu’on y fera exactement.

Copyright Pyramide Distribution
Comment décririez-vous votre travail autour de l’appartement de Charlotte, un des lieux centraux du film ?

Pour l’appartement de Charlotte/Sandrine Kiberlain, nous avons vraiment vu beaucoup de lieux. Notre choix s’est porté sur un studio photo qui avait une disposition intéressante par rapport à l’entrée et une magnifique baie vitrée plein nord, qui permet d’avoir un beau coin de lumière. Après, tout est une question d’ambiance. C’est un peu comme un casting de personnages ! Le décor va refléter un aspect de la personnalité de chaque acteur et la lumière donne un peu une facette du personnage qu’on cherche à montrer.

Un autre avantage de cet appartement, c’est qu’il y a de grandes profondeurs dans un axe ou dans un autre. Il est construit en L, mais on peut y mettre 8 mètres de travelling de chaque côté sans aucun problème. 8 mètres étant la limite à partir de laquelle on voit les rails dans le champ avec l’optique qu’on utilise. C’est vrai qu’on aime bien les grands appartements pour avoir des longs travellings et toujours cette idée de ne pas être sur le même fond pour éviter l’ennui.

L’action semble souvent se situer au milieu de l’appartement, mais avec des pièces différentes à l’arrière-plan à chaque fois.

C’est exactement ce que nous cherchons à faire. En fait, il n’y a que trois pièces dans cet appartement ! Il n’y a pas énormément d’options, mais nous essayons de tirer le maximum de potentiel de chaque lieu. La question que nous avons en tête en visitant un décor est : est-ce qu’il est assez riche et intéressant pour tourner ce dont nous avons besoin ?

La maison d’architecte est un des lieux importants du film, car le décor paraît tout de suite idéal, agréable à filmer.

C’est un peu particulier, car ce décor est un musée et non une maison privée. Alvar Aalto a construit cette bâtisse dans les années 1950, pour un propriétaire qui s’appelait Louis Carré et qui a donné son nom à ce musée. Alvar Aalto a dessiné la maison, mais aussi tous les éléments de décor qui s’y trouvent. Nous avons cherché à « démuséifier » pour donner de la vie et du contemporain à cet endroit singulier.
Dans l’histoire, le personnage de Louise, joué par Georgia Scalliet, était en plein déménagement. C’était un avantage, car nous avions moins de questions à se poser, mais l’endroit est tellement incroyable que ça devient presque trop parfait.

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Y a-t-il un côté moins stimulant à utiliser ce décor déjà parfait ?

Non, pas du tout, mais la question de la vie que nous voulons mettre dans ce décor est alors bien plus importante qu’habituellement. En tant qu’opérateur, le lieu est tellement beau que c’est un plaisir à chaque instant. Tout le monde était bouche bée en permanence dans cette maison. J’avais beaucoup insisté pour qu’on tourne dans d’autres endroits que la grande pièce. Tout aurait pu être fait à cet endroit, mais j’avais la sensation que ce serait plus intéressant si nous arrivions aussi à filmer les chambres et les à-côtés.

Sur quelle étape du film prenez-vous le plus de plaisir ?

Mon plus grand plaisir est la préparation, car tout est possible. On ne fait qu’ouvrir des portes, découvrir des espaces et des possibles. Au moment du tournage, on ferme les portes les unes après les autres. On fait des choix, mais parfois il y a tellement de contraintes que ce n’est pas le choix rêvé. C’est pour ça que le meilleur moment est la préparation, où l’on est dans le fantasme de ce que va devenir le film. Et c’est ensuite tout le travail d’Emmanuel de faire en sorte que ce fantasme devienne un film qui se tient.

Certaines idées de mise en scène préexistent-elles avant même de démarrer un projet ?

Je dirais que l’idée est d’approfondir notre travail de film en film. Aller plus loin en faisant plus de travellings, plus de plans-séquences et en montrant moins les acteurs. Par exemple, on ne les voit que très peu au début du film. Il y a Charlotte (Sandrine Kiberlain) dans la première scène du bar, mais ensuite il faut un long moment avant de les voir en pleine lumière. C’est une façon de créer de l’attente et donner envie de les voir.

Il y a un état entre-deux, entre le voir et la suggestion, lorsque les personnages nous sont présentés sous la forme d’ombres, de silhouettes.

Les ombres chinoises ! Emmanuel et moi adorons ça. C’est aussi rapide et ça ne coûte vraiment pas cher à réaliser. C’est un autre avantage pour nos tournages, qui sont relativement rapides. Les ombres chinoises sont toujours plaisantes, c’est graphique. Il y a cette idée d’écouter les gens sans les voir. Ne pas trop dévoiler de ce que les personnes peuvent exprimer en même temps qu’ils le disent, afin que chacun puisse se projeter. C’est un théâtre d’ombres.

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Quand ils ne sont que des ombres, on ne voit plus Vincent Macaigne et Sandrine Kiberlain, mais simplement un homme et une femme qui parlent.

Nous l’entendons ainsi dans le sens où… cela revient à offrir une liberté. On ne contraint pas le spectateur à se contenter de ce que l’acteur joue, il peut lui-même se projeter dans cette situation et donc se poser des questions. Mais on ne donne pas de réponse. Finalement, au moment où les personnages vivent les situations, ils ne savent pas non plus où ils en sont exactement. C’est intéressant que ce soit la même chose pour le spectateur.

Vous disiez que l’idée, film après film, était d’aller plus loin à chaque fois. Est-ce que vous considérez alors les films comme de plus en plus réussis ?

Je n’irais pas jusque-là, mais, en tout cas, nous nous amusons de plus en plus à les fabriquer. On a de moins en moins peur. On prend peut-être plus de risques et on travaille sans filet, d’une certaine façon. Parfois, les choix sont tels qu’arrivé au montage, Emmanuel regrette peut-être d’avoir trop ellipsé ! Mais je pense qu’il s’amuse beaucoup là-dessus aussi.

Y a-t-il une différence par rapport aux films où il était à la fois acteur et réalisateur ?

Sa manière de travailler a un peu changé, car il est beaucoup plus détendu. Il ne doit pas répéter son texte, s’en souvenir, puis devoir se juger lui-même en plus d’assurer la mise en scène. C’est moins stressant pour lui et je pense qu’on va peut-être un peu plus loin, depuis. Il a plus de temps pour s’y consacrer.

Laurent Desmet - Copyright photographe : Pascal Chantier
Est-ce que certains films vous inspirent dans votre travail ?

Je suis assez cinéphile, pour ne pas dire beaucoup, plutôt porté sur le cinéma américain d’avant les années 1950. Je suis très classique. Je montre beaucoup de films à Emmanuel, on en discute souvent. Ce sont des bases de réflexion, sans vraiment se dire : “Tiens, on va faire ça, ou réutiliser ça.”

Avez-vous un exemple particulier de choses que vous auriez pu voir ensemble ?

Nous avons beaucoup discuté des Amants du Capricorne d’Alfred Hitchcock à propos des plans-séquences. Il y en a d’absolument merveilleux, qui durent de longues minutes, avec des pages et des pages de texte. Et là, clairement, ça nous a émerveillés. On s’est dit : “Peut-être qu’il faudrait aller voir par-là”.