Gaza mon amour de Arab et Tarzan Nasser

Rencontre avec Hiam Abbass

La pesanteur et la grâce

 

Pour celles et ceux qui l’ignorent encore, Hiam – ou Hyam, signifie en arabe la passion amoureuse, cette soif intense qui agit et crée constamment. Cette pulsation de vie anime Hiam Abbass, dans une relation profonde au monde. Un monde qu’elle questionne et arpente, tout à la fois comme actrice, scénariste, réalisatrice, mais aussi et surtout citoyenne.
Il est rare de rencontrer une actrice qui, dans le cadre d’un entretien cinéma classique, évoque la philosophe Simone Weil. Or, pour qui est attentif à son œuvre, c’est une évidence, tant sa personnalité dégage cette aspiration à l’engagement. Où créer ne relève pas autre chose que de s’engager pleinement dans les fracas du réel.
Rencontrer Hiam Abbass, c’est se retrouver face à une personnalité lumineuse et complexe, une femme ordinaire et simple – aucun apprêt, aucun artifice, et tout autant vibrante d’un secret, peut-être celui de cette passion intense pour autrui qui ne semble jamais la quitter ?
Elle relie en elle deux tensions opposées, la pesanteur et tout ce qui s’y rattache – du social comme du politique, de ce réel qui englue nos vies -, mais aussi la grâce, cette lumière presque juvénile qui illumine cette femme d’une présence solaire.
Je dois ajouter qu’elle est venue à moi alors que rien n’était prévu dans ce sens, et c’est ce désir de rencontre qui l’habite qui fait d’elle une femme profondément généreuse. Une générosité reliée à l’acte même de son travail d’actrice : incarner, pour rendre aux femmes, trop souvent humiliées, une dignité, une présence, une existence.
Sa voix rauque dit l’essentiel, cette nécessité du lien comme du contact, c’est aussi ce tutoiement qu’elle pratique, celui de la fraternité. Et puis, ce mouvement politique de réappropriation de son histoire, même la plus anodine, la plus invisible. Pour la restituer, simplement.
 
Nous l’avons rencontrée pour son rôle dans Gaza mon amour de Tarzan et Arab Nasser, en salle depuis le 6 octobre. Elle y incarne Sihem, une femme discrète, une couturière qui vit avec sa fille unique, fraîchement divorcée. Un jour de pluie, elle croise le chemin de Issa, un sexagénaire tout aussi solitaire qu’elle. Une histoire d’amour pudique éclot entre ces deux cœurs farouches, dans une ville lourdement marquée, Gaza. Après Dégradés en 2015, c’est la seconde fois où les cinéastes ont fait appel à Hiam Abbas. L’actrice interprète son personnage dans des nuances de gris où surgit l’éclat d’un sourire, parfois un hochement de tête, où la parole n’est presque plus nécessaire tant le poids du monde nous accable. Et dans cette vie ordinaire surgit, inattendu, l’amour qui illumine tout, même Gaza.
 

Copyright Sophie Dulac Distribution
Comment reliez-vous votre travail théâtral, autour des textes de la philosophe Simone Weil, avec le cinéma ?

Mon désir est de travailler avec des vrais gens qui ont envie de changer cette civilisation dans laquelle nous sommes plongés.
C’est comme le travail que je fais depuis plus de dix ans avec le metteur en scène Jean Baptiste Sastre. Nous avons travaillé avec la compagnie d’Emmaüs ; avec des compagnons femmes et hommes, avec les textes de la philosophe Simone Weil. Je ne veux pas critiquer mes camarades du cinéma ou du théâtre, mais il ne faut pas prétendre parler des choses que l’on ne connaît pas. Il faut descendre un peu. Descendre dans la rue pour pouvoir en parler.
C’est par l’acteur que nous pouvons avoir accès à la compassion. De même, tout le travail de la philosophe Simone Weil est dans cette dynamique. Cette femme est incroyable. C’est une manuelle de la vie, une femme entière qui a été mise de côté ! Elle parle aux dépossédés, aux démunis. Avec ces femmes et ces hommes compagnons d’Emmaüs, nous avons travaillé dans différents territoires que nous avons parcourus, pour porter ensemble la parole de Simone Weil. Vous pouvez avoir des gens qui n’arrivent même pas à parler, des gens qui chantent la parole, peu importe le caractère amateur, car il s’agit de toucher la grâce. Car, si vous ne rentrez pas dans le cœur des choses, vous ne la toucherez jamais. Bon, ça peut paraître prétentieux de dire ça, mais c’est aussi et surtout permettre à la grâce de certaines personnes de surgir, car on les a tellement écrasés, tellement mis de côté. La culture aujourd’hui est tellement médiocre que c’est impossible de dire qu’elle est accessible à tout le monde. Non, permettons un moment de culture, de bonheur ensemble.

Dans Gaza mon amour, vous incarnez une femme presque silencieuse, si humble et touchée par l’utopie de l’amour. On ne sait rien de son passé.

Je ne sais pas. C’est la seule question à laquelle je ne sais jamais répondre. Qui est mon personnage ? Je ne sais pas comment j’aborde un rôle, je pourrais te raconter des choses sur la technicité, qui n’intéresse personne. Du moment où je permets à un être de pénétrer ma personne, d’habiter à l’intérieur de moi, il prend alors son chemin. Je ne pourrais pas te dire comment ça se fait, et pourtant tu me diras que c’est toujours moi. Mais je ne me vois pas dans le personnage, car à partir du moment où je suis habillée, maquillée et sur le plateau, on commence et je reçois. Ça circule et ça se dessine.

Comment avez-vous, dès lors, travaillé avec les deux cinéastes ?

Je me souviens qu’au début je ne disais rien, car je ne viens jamais avec des idées toutes faites sur le jeu et mon personnage. Je n’imagine rien sur elle tant qu’elle n’est pas existante. Je ne me mets aucun frein, car si je le faisais, je ne me permettrais pas d’avoir une liberté de création. Ce serait comme se casser les jambes avant de courir ! J’écoute les frères Nasser, j’essaye d’accumuler cette parole comme des foyers psychiques du comportement humain. À un moment, ça prend le dessus. Par exemple, je me souviens, ils n’aimaient pas trop le côté dramatique ; il n’y a pas de hautes notes, tout doit se faire de manière très subtile. C’est, par exemple, totalement différent de leur premier film, Dégradé, où tout était joué avec effervescence. Là, c’est une femme qui vit dans cette société ; elle fait son travail et un homme apparaît dans sa vie.
Il y a aussi autre chose. J’ai l’impression que beaucoup d’acteurs se trompent en travaillant, car ils essayent de composer. La composition tue l’âme de ton personnage, car à partir du moment où tu composes, tu le mets dans des cases, c’est donc toi qui décides quelle âme lui donner. Or ce n’est pas à toi de décider ; il y a beaucoup de facteurs qui rentrent en jeu. Il y a ta place, toi, tu traites quand même avec ton corps, ta machine d’émotions, et après il y a le regard des réalisateurs, leur histoire, ce qu’ils veulent raconter. Il y a ensuite le travail qui se fait avec les autres, en face de toi, leur écoute.
 

L’amour est-il révolutionnaire ?

Oui, je peux le dire. Il permet la transcendance, et à partir du moment où tu changes, tu as révolutionné quelque chose. L’amour ne peut pas être un sentiment de stagnation ; on ne fait qu’avancer. L’amour est mouvant. Tu bouges avec, tu peux aller à droite, à gauche, tu peux reculer, mais souvent il t’amène vers le haut. L’amour t’amène vers un sentiment qui n’est pas toujours réaliste. L’amour est presque comme une âme, comme ce qui se dit de la personne qui meurt, son âme est autour d’elle durant trois jours. J’ai l’impression qu’il y a ce symbole de cette âme flottante dans l’amour. Il te protège et t’enveloppe.

Entretien réalisé par Nadia Meflah