L’arpenteuse de territoires

Rencontre avec Ursula Meier

Elle se dit obsessionnelle et on la croit aisément, au regard de ses courts et longs-métrages, et films de télévision, qui se répondent et nous interpellent.
Ursula Meier fait du grand cinéma avec des petites douleurs et des blessures béantes.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle circonscrit dans ses territoires cinématographiques, toujours très visuels, des sentiments contrastés. De Home avec Isabelle Huppert, Olivier Gourmet et un débutant de sept ans nommé Kacey Mottet Klein à La Ligne qui sort aujourd’hui, en passant par L’Enfant d’en haut avec Léa Seydoux et Journal de ma tête avec Fanny Ardant (et, dans les deux cas, Kacey Mottet Klein), la violence est là, saisissante, troublante. Mais l’amour aussi. Heureusement. Ce qui fait de ces bijoux habités par des comédiens toujours denses et bouleversants des œuvres particulières totalement universelles. Ursula Meier est aussi productrice, depuis 2009, avec Lionel Baier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud, via la société Bande à Part Films. Une rencontre s’imposait !

 

 

Ce film est né du désir de travailler à la fois à l’écriture et dans le jeu avec la comédienne et chanteuse Stéphanie Blanchoud ?

On s’est très vite mises d’accord sur l’idée d’un personnage violent. Stéphanie Blanchoud avait créé un seul en scène, Je suis un poids plume, qui raconte l’histoire d’une séparation et dans lequel son personnage se mettait à la boxe, ce qui est son cas dans la vie. Et, par ailleurs, j’avais réalisé un clip sur une de ses chansons, qui s’appelle Décor 
https://www.youtube.com/watch?v=6HId9FWKEm4. Je l’avais mise en scène sur un ring de boxe dans une espèce de chorégraphie dansée en compagnie du chanteur Daan, avec lequel elle forme un duo. Je trouvais intéressant le contraste que peut dégager Stéphanie : à la fois une rage, une violence, une intensité dans son jeu et en même temps la fragilité, la délicatesse dont elle est capable, également en tant que chanteuse d’ailleurs. Donc on a évidemment joué de ça par rapport à l’histoire du film. Et le fait qu’elle ne soit pas connue au cinéma permettait aussi de croire au personnage, sans voir l’actrice derrière.

Pourquoi une femme violente ?

La violence est souvent portée par des personnages masculins, et nous avons constaté dans l’écriture qu’avec une femme, la question de l’origine de la violence se posait très vite, alors qu’on se la pose moins avec un personnage masculin. Et on ne comprenait pas pourquoi. Je crois que c’est ce qui a pris le plus de temps. Je pensais à Indian Runner de Sean Penn, à Rusty James de Francis Ford Coppola, ou Barfly de Barbet Schroeder, où les hommes portent une violence que l’on accepte, qu’on peut même trouver assez sexy. Et donc l’équivalent féminin, sans que ce soit rattaché à un autre thème comme la drogue ou la prostitution, ce serait quoi ?

Dans vos autres films, la violence est plutôt une conséquence. Ici c’en est une aussi, mais on ne le comprend qu’au fil du récit. La première scène de La Ligne, avec cette violence qui explose au ralenti, agit comme un postulat. On sent immédiatement qu’il y a entre ces deux femmes, avant même qu’on sache qu’elles sont mère et fille, quelque chose d’irréconciliable ?

Totalement. En fait je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite : quand on écrit et même quand on tourne un film, il y a une part d’inconscient, d’instinct. On travaille les choses, il y a la partie émergée de l’iceberg, et l’autre partie, celle qui est immergée, je la comprends souvent plus tard, en discutant avec les journalistes, par exemple. Dans mes films, jusque-là, la violence était une conséquence, parce qu’il n’y avait plus que cette possibilité entre les personnages : après plusieurs tentatives, c’est ce qui reste et ça passe toujours par le corps. Que ce soit dans Home, où cette mère jouée par Isabelle Huppert se réveille et trouve la force de casser ce mur à coups de massue, où dans L’Enfant d’en haut avec le corps-à-corps entre Simon/Kacey Mottet Klein et Louise/Léa Seydoux. Et c’est vrai que La Ligne commence à un endroit irréconciliable, comme vous dites. Souvent, le préalable à une histoire est une rencontre, et là, nous avons fait l’inverse. C’est en éloignant un personnage que va se développer la dynamique du récit.

Comment avez-vous tourné cette première scène ?

Ce qui est fou, c’est que j’ai commencé à tourner le film avec cette scène. Pour que les comédiennes et comédiens, mais aussi les techniciens, soient traversés par cette violence. À commencer par Stéphanie Blanchoud et Elli Spagnolo, qui joue sa petite sœur et qui regarde la scène en mangeant son gâteau. C’était très important que cette dernière soit témoin, parce qu’ensuite elle devient la gardienne de la famille, elle temporise, elle ment pour éviter un autre conflit. Et elle trace la ligne.
On a tourné cette scène d’ouverture au ralenti. C’était une décision un peu casse-gueule, car si un accident survenait, on mettait en danger le film – Stéphanie y est allée à fond et le soir, elle était pleine de contusions ! Mais je crois qu’on avait tous besoin de poser cette scène dès le premier jour. Moi comprise. Ensuite, on l’a tournée au ralenti, ce qui fait que je ne pouvais pas revenir en arrière, parce que si je réaccélérais l’image au montage, ça créait des problèmes techniques. Donc c’était un vrai pari. Mais quand j’imaginais tourner la scène en vitesse réelle et de façon naturaliste, il me semblait que ça affaiblissait le film. Il fallait que ça commence avec cette violence-là, dans cette lenteur-là, et que ces ondes de violence continuent à se propager tout au long du récit… C’est l’image du big bang : ça explose et ça contient tout le film.

Comme dans la plupart de vos films, La Ligne raconte aussi comment la cellule familiale est un lieu de fabrication de manque d’amour ou de trop d’amour. Comment avez-vous conçu cette famille spécifique, une mère et ses trois filles ?

Je trouvais intéressant qu’on reste dans une lignée féminine. Et Stéphanie était d’accord, de plus elle est d’une fratrie où il n’y a que des femmes – chez moi, nous sommes trois sœurs et un frère – et ça permettait de raconter comment la violence naît parmi les femmes. Les rôles féminins sont très puissants, extrêmes. On a tout de suite pensé à Valeria Bruni Tedeschi et on a eu la chance qu’elle accepte. Et pour Marion, on a fait un casting dans toute la Suisse ; lorsque j’ai vu Elli Spagnolo, j’étais conquise, mais elle était un peu plus âgée que le personnage tel qu’il était écrit à la base. Ma directrice de casting, Aurélie Guichard, s’est déchaînée en me disant de réécrire, qu’un miracle comme ça, on n’en voit pas deux dans une vie. Elle avait raison, Elli a une grâce infinie, elle me fait penser à Léa Seydoux et à Isabelle Adjani.
Mais, par conséquent, la part des hommes est délicate ; il fallait qu’ils soient présents et justes, sans être caricaturaux. Les choisir a été assez difficile et je suis très fière d’avoir trouvé Éric Ruf, Dali Benssalah, Thomas Wiesel pour son premier rôle au cinéma, et Benjamin Biolay.

Photographie : copyright Laurent Koffel pour Bande à Part
La seule chose qui s’est transmise de mère en fille dans cette famille, c’est la musique. Cette idée de l’art comme héritage vient de votre actrice principale ?

Elle ne voulait pas au début. Elle refusait de tout mélanger, elle résistait. Et je suis revenue à la charge, parce que la musique est le seul héritage positif de cette mère et c’était beau que Margaret, dont on imagine qu’elle a renâclé à monter sur scène tout au long de sa vie, chante finalement tout ce qu’elle n’arrive pas à dire par ailleurs. Il y avait l’idée qu’un morceau se compose tout au long du film : j’aimais bien que de tout ce bordel familial naisse quelque chose de l’ordre de la création. Il était très important pour moi qu’elle chante à la fin avec sa voix si fragile, si douce. On s’est posé la question de couper la chanson ; mais il fallait qu’elle livre en entier le temps de la composition du morceau, à la fois aux spectateurs du bar et aussi à ceux du film. De plus, ça répond à la longue séquence inaugurale.

Vous avez écrit le scénario avec Stéphanie Blanchoud, mais comme dans tous vos projets, il y a pléthore de coscénaristes. Comment s’organise l’écriture entre vous ?

Stéphanie et moi avons lancé le projet ensemble. Et puis, comme je tournais Journal de ma tête (téléfilm coproduit avec Arte dans la collection Ondes de choc), je l’ai laissée travailler de son côté avec Nathalie Najem. C’était chouette, parce que Nathalie a participé à répondre à toutes ces questions sur la violence et comment on l’exprime. Chez moi, la vraie nécessité de faire un film est très organique, physique : quelque chose de souterrain se trame et c’est le plus important. Une fois qu’on sent où est le film, il faut le trouver. Comme un sculpteur, il faut envisager la forme. Ensuite, Robin Campillo est venu pour une étape, et, j’ai finalement retravaillé avec Antoine Jacoud, le scénariste avec lequel j’ai l’habitude d’écrire depuis Home. Il nous a encore beaucoup aidées sur les questions liées à Margaret. Nous l’avions élaboré de manière intuitive et lorsque Antoine est arrivé dans le projet, il nous a dit : « Mais en fait, c’est un personnage borderline !? ». Et c’est drôle « borderline », parce que c’est encore une histoire de ligne et de frontière. Je me suis beaucoup penchée sur la question, même si nous n’avions pas envie de réduire le personnage à une pathologie. En tout cas, ça nous a donné des points d’appui pour le jeu de Stéphanie. Je crois que Margaret est le personnage le plus difficile que j’aie eu à écrire et à mettre en scène. Parce que c’est un personnage de l’instant. Quand on dirige un acteur, on lui dit de ne pas oublier que, juste avant, il s’est passé telle chose, qu’il est chargé de ça, et on lui rappelle ce qui va arriver après. Mais Margaret est dans le présent, et seulement dans le présent. Elle a complètement oublié ce qui s’est passé avant, et il n’y a pas de futur pour elle. En travaillant avec Stéphanie, pour la première fois j’ai initié des méthodes très différentes. C’était important de la faire dérailler. Il y a une espèce de nervosité, qui d’un coup peut partir, et ce bouillonnement-là devait guider le récit, sans que ça ait l’air fabriqué, construit. Je suis assez obsessionnelle d’habitude, je dirige l’acteur, je le pousse, je sais ce que je veux. J’aime être surprise, parfois, mais là, avec Stéphanie, je voulais tout le temps être surprise. Nous avons pris des directions complètement contradictoires, un jeu tout doux puis très nerveux, jusqu’au montage. Lors des toutes premières projections, des gens disaient qu’ils ne sentaient pas assez la violence, alors on en remettait un peu, et là ils trouvaient qu’ils la sentaient trop. Cet équilibre du personnage, ce dosage était sur un fil. Ça m’a rappelé Home et le bruit des voitures. Cette autoroute était très bruyante, on pouvait jouer sur la densité de voitures par minute, mais aussi sur le volume et jusqu’au mixage. On montrait le film et les gens trouvaient ça pas assez agressif, puis, soudain, c’était trop. J’aime qu’on ait un rapport physique au film, c’est pourquoi, pour moi, la salle reste l’endroit privilégié. En tant que spectatrice, j’aime quand je ressens les films, quand ils me traversent le corps, quand ça ne passe pas tout de suite par la tête. Et à chacun de mes films, je me suis rendu compte que l’expérience du spectateur comptait pour moi.

Le territoire est très important dans vos films. Les lieux que vous choisissez sont une façon de circonscrire vos personnages, mais aussi les spectateurs. De les enfermer… même dehors !?

Les territoires de mes films sont toujours un espace mental. De la même façon qu’on comprend où est cette maison avec tout cet environnement disparate, on comprend qui est cette famille et ce personnage… Au début, je cherchais un territoire comme on en voit dans les images de Jeff Wall, car j’adore ce photographe : route large, quartier résidentiel. Je voyais la petite fille faisant des allers-retours sur une ligne tracée coupant la route. Et puis, Agnès Godard, ma cheffe-opératrice et moi, avons fait des repérages dans toute la Suisse sans trouver cet endroit, et pour cause : nous n’étions pas aux États-Unis ! Nous avons donc changé de méthode et sommes parties des maisons en regardant, sur un rayon de cent mètres, les espaces traversés. Avec le désir qu’ils soient très hétéroclites. C’était assez tordu, parce qu’en repérage, on regarde un lieu pour ce qu’il est, et là on devait changer de point de vue. Agnès et moi comptions nos pas à travers les champs et les jardins, comme deux arpenteuses folles, et soudain, l’une disait : « Si on se met là, c’est pas mal… » J’aimais l’idée du canal, le fait que la ligne plonge dans l’eau renforce la notion de frontière, car les frontières entre les pays sont souvent des fleuves. Là, ce n’est pas le Rio Grande, mais un petit canal avec des canards… Et je trouvais important de ne pas inscrire le film socialement. Il y a ces petites maisons middle class, cette pêcherie, à laquelle on n’a absolument rien touché, les HLM avec les antennes 5G, le canal, le chantier naval, et puis, au fond, la marina avec des voiliers hors de prix.

Comment avez-vous travaillé au montage avec Nelly Quettier, avec laquelle vous travaillez depuis longtemps ?

Tout tournait autour du personnage principal, la question de la violence et aussi de l’empathie que l’on avait pour Margaret.
Par exemple au début, à la voiture quand elle revoit sa mère après la dispute, il y avait une prise bouleversante où elle était en larmes. Mais on s’est dit que si le personnage craquait trop tôt, si on voyait tout de suite sa fragilité, on allait la perdre. Il fallait qu’elle reste dans cette colère, dans cette rage. Et bien qu’elle soit très forte, on n’a pas gardé cette prise… Le dosage de la violence, de l’empathie qu’on peut avoir pour elle ou pas était complexe. Pareil pour la mère. Je disais à Valeria : ce moment où tu écoutes le disque que tu as enregistré comme pianiste dans ta jeunesse, c’est vraiment ton moment, celui où on peut te comprendre, avoir accès à la conscience de ton amour de la musique et de ce à quoi la naissance de ta première fille t’a obligée à renoncer.

Comment naissent vos films ?

Il y a souvent une image originelle qui contient tout le film. Pour La Ligne, c’est différent, car je suis vraiment partie de Stéphanie Blanchoud, mais des images nous ont portées. Après chaque film, je ramasse tout ce qui traîne sur mon bureau et je le range dans un carton ; il y a des images qui se retrouvent dans mes films, pas forcément de façon littérale, mais elles ont toutes un sens. Home est né d’un moment que j’avais vu d’une voiture : une famille marchant le long d’une autoroute. Après, il faut chercher, creuser, comprendre. L’image originelle déclenche l’imaginaire et le désir du film. Pour L’Enfant d’en haut, c’était pareil. J’ai grandi au pied du Jura, où j’allais skier quand j’étais petite ; un jour, le moniteur nous a montré un enfant en disant : attention, méfiez-vous de lui, c’est un petit voleur ! En tant qu’enfant moi-même, ça m’avait frappée ; en plus, avec la cagoule, les lunettes, on ne voyait pas très bien son visage. Et lorsque j’ai eu cette idée de filmer l’histoire d’un petit voleur dans une station de ski, je n’ai pas tout de suite compris que c’était un souvenir d’enfance. Par ailleurs, on m’avait offert une photo de Robert Doisneau, d’un enfant en pyjama qui dort avec une paire de skis dans les bras. Et en revoyant cette photo que j’avais oubliée, lors d’une conférence à Genève, j’ai compris qu’elle contenait tout le film. L’Enfant d’en haut, c’est un enfant qui s’accroche à des skis et rêve d’un monde auquel il ne peut accéder.

Pour vous, qu’est-ce que la présence ?

C’est ce qu’on ne peut pas mettre en mots. C’est la force du cinéma. Avec Elli Spagnolo qui joue Marion, ça s’est passé comme avec Kacey Mottet-Klein : vous posez la caméra et il se passe quelque chose. La présence, c’est ce qui existe sans qu’on puisse le nommer.

Et que vous trouvez à chaque fois !

Que j’ai la chance de trouver ! Quand je fais un casting, la première chose que je demande, même aux acteurs plus chevronnés (évidemment pas Isabelle Huppert, que je ne caste pas), c’est de regarder la caméra, rien d’autre. Et d’ailleurs, dans le documentaire que j’ai réalisé sur Kacey (Kacey Mottet Klein, Naissance d’un acteur, 2015), on le voit faire ça à 7 ans, 12 ans, 17 ans, et ça le fait rire à chaque fois, parce qu’il sait que je demande ça à chaque fois. Ce regard, sans aucune intention, sans rien, c’est juste la présence. Quelqu’un qui n’a jamais joué est comme une page blanche, mais il y a une présence, et on va travailler autour. Ensuite, je demande un regard un peu plus dur, toujours face caméra, et je commence tout doucement, sans forcer les choses, à avancer avec eux. Diriger un acteur, c’est l’amener dans des états… Dans Home, avec Kacey, il s’agissait de lui faire prendre conscience des outils, de la palette de jeu, de jusqu’où il pouvait aller. Qu’il réalise ce que c’est que jouer, incarner. Et quand j’ai retravaillé avec lui quatre ans après dans L’Enfant d’en haut, il avait acquis tout ça. C’est étrange de dire ça, parce qu’il n’avait que 12 ans, mais c’était un acteur. Parfois, en tant que metteur en scène, vous voyez ce qu’un acteur va chercher pour répondre à la demande. Chez Kacey, je ne voyais jamais ce qu’il avait été chercher et c’était là. Et dans La Ligne, lorsque Marion voit sa mère qui rejoue le Beethoven, et comprend qu’elle est sourde, je n’ai fait que deux prises avec Elli. Mais j’ai fait durer parce qu’à un moment donné, il y a quelque chose qui monte sur son visage et si je dis : « Coupez, on recommence », toute la technique se remet en place, et je la perds. Tout va retomber et je ne pourrai pas la ramener au même endroit. Là, je ne coupe pas, je lui parle, je la garde dans l’état… Et ce qu’elle donne est magnifique.

Vous donnez des cours de cinéma. Quelle serait la chose la plus importante à dire à un aspirant réalisateur ?

De tout oser, de prendre tous les risques. J’ai réalisé mon court-métrage de fin d’études, Le Songe d’Isaac, très sous influence bergmanienne. Il n’y avait pas un mot, sauf à la fin, j’étais complètement là-dedans à ce moment-là. Comme je suis obsessionnelle, j’avais voulu tout contrôler ; j’avais dessiné (très mal) un storyboard ; la bande-son était pensée comme une partition musicale. Et puis, j’avais eu la chance de travailler avec Michel Vitold, immense comédien qui est mort peu de temps après le tournage et n’a jamais vu le film. Je l’avais rencontré à Paris, il m’avait dit : « Vous êtes complètement folle, je ne joue plus, mais si vous avez du temps à perdre, du papier à perdre, allez-y, envoyez-moi le scénario. » Et il a dit oui et il est venu tourner à Bruxelles. Et avec cet homme sur le plateau, tout à coup le réel l’a emporté, c’était l’histoire d’un homme qui meurt et il se souvient et mélange un peu tout, et à la fin il se lève et marche. Et tout à coup, il m’a complètement bouleversée. Il m’a fait comprendre que c’était beau aussi quand ça vous échappait. J’ai eu plusieurs prix pour ce film, notamment de la pellicule Kodak et de l’argent, et j’ai tout réuni pour tourner mon premier court, Tous à table, en deux nuits. Là, j’ai fait l’inverse, j’ai voulu voir tout ce que je ne pouvais pas contrôler. Il y avait douze acteurs sur le plateau et ça partait dans tous les sens. Je voulais que l’image grouille, que ça s’engueule, que ça dérape, même s’il y avait peu d’improvisation. Certains acteurs étaient vraiment ivres, d’autres pas : je leur avais laissé le choix. Et à un moment donné, j’ai repris le contrôle, j’avais besoin de toucher cette limite et reprendre le tournage en main. J’étais comme un chef d’orchestre, c’était extrêmement vivant… Et j’ai construit tout mon cinéma à partir de ces deux films-là. Sur un plateau, la question essentielle est vraiment celle du contrôle et du non-contrôle. Plus on est prêt, plus on peut laisser dérailler les choses.