Leur Algérie

Entretien avec Lina Soualem

Leur Algérie, comme toute œuvre intime, touche à l’universel. Une jeune femme filme ses grands-parents à la recherche de leurs mémoires, mais aussi de son lien au monde, de sa filiation algérienne. Pour son premier film, la cinéaste Lina Soualem nous emmène sur les chemins de son histoire avec une grâce bouleversante.

 

Pourquoi votre père, l’acteur Zinedine Soualem, n’a-t-il pas raconté cette histoire que vous filmez ?

Mon père est héritier de ce silence, partagé par de très nombreuses familles algériennes de France. Comme beaucoup de gens de sa génération, il voyait ses parents faire tous ces sacrifices, que ce soit l’exil, le travail ou la discrétion dont ils devaient faire preuve, comme le dit l’écrivain Faiza Guène dans son très beau livre La Discrétion. Du coup, mon père n’avait pas le courage, ni la force, ni la possibilité de poser ces questions. Il a fallu une autre génération, la mienne, pour un peu briser ce silence.

Ce n’est pas tant « Leur Algérie » que « Nos Algérie »…

C’est à travers leur Algérie que je cherche la mienne aussi. Chacun, chacune, construit son Algérie. Dans ma famille, ils sont les premiers à être venus. Sans eux, je ne serais pas là. Je remonte le fil de la transmission vers la source, pour aussi trouver ma place entre ces deux pays, l’Algérie et la France. Afin de comprendre ce qu’ils ont voulu nous transmettre, et surtout ce qu’ils n’ont pas su nous transmettre.

Vous évoquez le secret, il y a aussi la douleur. Est-ce ce qui a déclenché chez vous la nécessité impérieuse de filmer votre famille en convoquant l’archive mémorielle ?

C’est la séparation de mes grands-parents paternels, Aïcha et Mabrouk Soualem, qui a été le déclencheur. Cela a fait ressurgir en moi toute une série de questions reliées à la colonisation française en Algérie et à l’histoire de la guerre. À la même époque, j’étais étudiante en histoire. C’est à l’université, et non au lycée, que j’ai découvert un pan entier de cette réalité que je ne connaissais pas. Personne dans ma famille n’en parlait. J’ai commencé à comprendre qu’il existait un décalage entre l’histoire intime et l’histoire officielle, cette dernière, d’ailleurs, était elle aussi en manque, avec de nombreux silences et tabous. Mais je n’osais pas leur poser de questions, même à ce moment-là. Lorsque mon père m’a annoncé que ses parents se séparaient, je l’ai vécu comme un véritable électrochoc. Tout a ressurgi en moi. Pourquoi ce silence ? Comment sont-ils venus en France ? Quelle était leur vie ici ? Comment ont-ils vécu la colonisation ? Pourquoi ne sont-ils pas repartis ? Je me suis aussi rendu compte que je ne savais rien de ce qu’ils avaient vécu dans leur couple, je ne savais rien de leur histoire intime. Il y avait donc ces deux mystères, ces deux silences. Mais surtout, il y a eu ce choc à l’annonce de leur séparation, doublé d’une très grande crainte. C’est une peur qui m’a envahie. Elle est restée en moi durant les trois années de réalisation du film : la peur de la perte. J’ai eu peur qu’ils disparaissent de manière définitive, sans m’avoir transmis leur histoire personnelle. Ça aurait été pour moi une tragédie. Il m’était devenu vital de capturer leur mémoire. Même si j’ai longtemps douté, me disant que je n’allais pas y arriver, j’ai tout de suite pensé à faire un film, car j’avais la conviction que leur histoire intime, singulière, concernait beaucoup de gens au-delà de l’immigration algérienne. Reliée à l’histoire collective, elle fait écho à tous les déracinés, à cette génération de taiseux, des gens qui n’ont pas été mis en avant, dont les trajectoires de vie sont invisibles ou marginales. Car elles n’ont pas été racontées.

 

Le film contient différentes archives filmées, dont celles de votre père qui vous a filmée enfant.

Je savais qu’elles existaient. On les regardait souvent ensemble comme des souvenirs de famille. Ces images ont été aussi des déclencheurs. Très vite, j’ai eu besoin de les revoir. Je les ai regardées avec mon regard d’adulte. Ces archives datent d’il y a quarante ans, donc quarante ans après leur arrivée. Dans ce film, j’étais une petite fille circulant parmi tous ces costumes et ces décors dignes d’un mariage algérien, alors que nous étions dans la salle des fêtes de la ville de Thiers. J’ai réalisé qu’ils avaient reconstitué « leur Algérie ». J’ai aussi décelé un malaise – on voit l’Algérie partout mais personne n’en parle – ; un malaise avec moi dedans. J’ai grandi dans ce silence et cette absence. Raison pour laquelle j’ai eu envie de l’inclure dans le film. Je me suis également demandé si mon père cherchait lui aussi, comme moi aujourd’hui, à garder des traces pour faire ressurgir la mémoire. Il n’en avait peut-être pas tout à fait conscience, mais il a été le premier collectionneur d’images. C’est lui qui agrandissait les petites photos d’identité de mes grands-parents, qu’il mettait partout dans la maison. J’ai grandi avec ces images, mais elles étaient toutes entourées de silence.

Dans l’Algérie coloniale, la photographie a un statut délicat, avec ces Algériens pris en photo par l’administration en vue d’un fichage policier. Votre grand-père Mabrouk est ébranlé devant les deux photos d’identité de ses parents.

Mon père avait agrandi ces deux photographies pour les mettre sous cadre. Je ne sais pas où ont été prises, ni qui a pris ces photos de mes arrière-grands-parents paternels. C’était durant la période de l’Algérie française, cela s’est probablement produit dans le cadre des premiers papiers d’identité que les Français faisaient aux Algériens, sans d’ailleurs leur expliquer ce qui était écrit dessus. Par exemple, ma grand-mère a grandi dans cette Algérie coloniale, elle ne savait même pas que sur ces papiers elle était identifiée comme Française musulmane, alors qu’elle se sentait avant tout algérienne. Comme la très grande majorité des enfants algériens de cette époque, ma grand-mère n’est pas allée à l’école. Mon grand-père a appris à lire et écrire grâce à son propre père, l’écrivain public du village. Tous deux vivaient dans un milieu rural très modeste et dépossédés de leur terre.
Je ne savais rien de l’histoire de ces photographies des parents de mon grand-père. Je les lui ai montrées, car je voulais qu’il me raconte son enfance et son lien à la terre. Ça été une séquence très difficile à tourner. J’ai dû la refaire quatre fois, car au début, mon grand-père tournait la tête sans rien dire. J’insistais, car je trouvais très marquant qu’il ne puisse pas parler de ses parents. Qu’est-ce que cela cache ? Encore une fois, je partais de cet état de la petite fille qui avait besoin de réponses et qui, à chaque fois, se confrontait à la même chose : la douleur. J’étais très impressionnée en tournant cette scène, j’en reste très marquée.
Mon grand-père, encore aujourd’hui, porte la douleur d’avoir été séparé de ses parents et de la terre natale. Une douleur qu’il a portée toute sa vie. C’est un choc pour moi de voir qu’à quatre-vingt-huit ans, il souffre encore, de manière si vive, de quelque chose qui s’est passé lorsqu’il était un jeune homme de dix-huit ans. Cette douleur est la base de toutes les douleurs : la première séparation d’une vie, qui elle-même sera une suite de séparations.

Aïcha, votre grand-mère, se retrouve aussi devant la photographie agrandie de sa mère.

Cette scène a été filmée en une seule prise. J’improvisais souvent, je la filmais dans son quotidien, Je regardais les objets qui l’entouraient et essayais de réactiver sa mémoire. Comme chaque jour, nous étions toutes les deux au salon à discuter, à regarder les femmes par le balcon et à guetter mon grand-père qui revenait du centre commercial. Face à la photographie de sa mère, elle a été submergée par l’émotion. Encore une fois, c’est une douleur toujours présente, celle d’avoir quitté si vite, sa mère alors qu’elle était très jeune : elle est passée d’un coup du statut de fille à celui de femme, puis de mère.

Vous parlez avec votre grand-mère sur un pied d’égalité, de femme à femme. Vous mettez en scène ce couple, dans un champ/contrechamp masculin/féminin souvent drôle, avec cette grand-mère qui rit tellement, peut-être pour ne pas pleurer…

Aujourd’hui, la mémoire, c’est aussi comment trouver sa place dans le monde, en tant qu’être humain, en tant que femme, dans des contextes politiques chargés, dans lesquels ces mémoires-là ne sont pas mises en avant. Il s’agit de faire le lien entre le collectif et l’intime. J’ai toujours vu ma grand-mère comme une figure féminine très énigmatique, avec une force de vie impressionnante. J’étais fascinée et impressionnée. Comment cette jeune fille de seize ans, mariée à un homme qu’elle ne connaît pas, arrivant en France dans un pays inconnu, a réussi à devenir cette femme forte, sociable, qui a appris le français toute seule, qui a éduqué ses enfants, qui, eux-mêmes, ont eu des enfants ?
Je suis issue de cette lignée de femmes. Lorsque nous étions petits, elle nous racontait qu’elle avait grimpé dans un palmier, car elle ne voulait pas se marier. Elle le disait toujours en riant. Devenue adolescente, puis jeune femme, je n’ai pas trouvé ça si drôle, mais assez violent. Comment moi-même aurais-je réagi face à la même situation ? J’avais besoin de comprendre quels étaient ses sentiments à ce moment-là, qui l’ont traversée toute sa vie.
Par rapport à ce champ/contrechamp, par exemple, mon grand-père ne se déplace jamais à Paris, contrairement à ma grand-mère, qui vient voir son fils, mon père, jouer au théâtre comme je le montre dans le film. Il y a un énorme contraste entre eux. Avec ou sans caméra, mon grand-père est toujours dans la résistance. Lorsque nous venions les voir à Thiers, il fallait aller le chercher dans les rues, ou au supermarché pour le croiser enfin, contrairement à ma grand-mère, qui était toujours présente. Il était seulement de passage : une petite tape sur l’épaule, parfois un petit billet pour nous et il repartait. Il a mis du temps à vraiment être présent et attentif lorsque je filmais.

Avec lui, toute une mémoire enfouie ressurgit, celle des travailleurs immigrés qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont construit la puissance économique de la France.

L’emmener à l’usine et au musée de la coutellerie était une manière de réactiver sa mémoire, pour qu’il puisse enfin se livrer. Même s’il ne dit pas grand-chose, tout ce qu’il exprime est très lucide et pertinent. Lorsqu’il se retrouve au musée, qui propose une reconstitution, il évoque le son. Ça déclenche chez lui le souvenir de l’usine, ces sons qui ont rendu tous les travailleurs sourds. Leur santé en a été durablement altérée. Dans les années 1860, George Sand a écrit La Ville noire, qui se passe à Thiers. Elle évoque le trou d’enfer, ces flammes qui surgissent de cette rivière, des forges, des hommes noirs de poussière sortant des usines. Dès cette époque, elle parle de cet enfer du travail pour tous ces hommes. Un enfer qu’a connu mon grand-père.

Comment expliquez-vous cette absence de récit dans le cinéma alors qu’elle est constitutive de l’histoire française ?

L’absence d’images et de récits est cruel, j’y ai été confrontée lorsque j’ai commencé à travailler sur le film. Par exemple, je pensais trouver des photographies de ces travailleurs algériens présents en nombre dans les usines de coutellerie. À Thiers, capitale de la coutellerie, comme mon grand-père ils sont toujours là, mais je n’ai rien trouvé sur eux. De même, au musée de la coutellerie, il n’y a pas une pancarte sur eux. Il n’y a rien. C’est d’une violence, je ne m’attendais pas à ça. J’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé aucune photographie. J’ai filmé mon grand-père dans ces lieux, pour lui permettre d’exister dans la mémoire de cette ville dans laquelle il a passé soixante ans. À partir du moment où j’ai pu relier leur histoire intime à celle de la ville, Thiers m’est devenue belle. C’est en faisant ce film que j’ai réussi à apprivoiser mes peurs ; cette ville me déprimait alors que mon père l’adore ! Sans ce film, je n’aurais jamais compris mon grand-père. Il serait resté cet homme dur, fuyant. Durant le tournage, j’ai découvert le jeune homme qu’il a été, et celui qu’il est à la fin de sa vie. Un homme enfermé dans son silence et sa douleur, parce que berné et exploité. Il est décédé avant la fin du tournage, il n’a donc jamais vu le film.

Vous lui offrez un magnifique cadeau lorsque vous revenez d’Algérie, où vous avez filmé son village sous la neige. Devant cette vidéo, l’enfant ressurgit en lui.

Je n’avais jamais vu cette lueur dans ses yeux. Il se met à parler de moi à ses amis, en arabe, avec ce mot fahla, la fierté. Il est impressionné par ma débrouillardise. C’est pour moi un moment extraordinaire. Il reconnaît ce que je suis en train de faire. J’ai surtout l’impression que j’ai pu lui donner un peu d’espoir à la fin de sa vie. C’est aussi ma façon de lui prouver que la transmission n’est pas tout à fait coupée, que tout n’est pas perdu.

 

Entretien réalisé par Nadia Meflah