Sundance, Netflix, Marvel : être réalisateur indépendant américain en 2019

Entretien avec Jeremiah Zagar

Après plusieurs courts-métrages et documentaires, Jeremiah Zagar, réalisateur américain porté par Sundance, sort son premier long-métrage de fiction, We the Animals, adapté du roman Vie Animale de Justin Torres. Beau, fin et simple, We the Animals est comme un poème : doux et bouleversant. S’inscrivant dans la veine d’un certain cinéma indépendant américain, le film de Jeremiah Zagar a su toutefois trouver son originalité. Mais dans un cinéma américain marqué par le développement de Netflix et des films de super-héros, que veut dire être indépendant, aujourd’hui ?

Comment avez-vous découvert le livre de Justin Torres ?

J’étais dans une librairie, et il y avait ce livre avec un autocollant « recommandé par les libraires ». J’ai commencé à lire les premières pages et suis tombé amoureux de ce texte. Je me suis alors assis au café de la librairie, et l’ai lu intégralement. Quelque temps après, j’ai appelé l’auteur pour partager avec lui mon enthousiasme et mon envie d’adapter son roman au cinéma.

A-t-il été impliqué par la suite dans la fabrication du film ?

Oui, très ! Il a relu toutes les versions du scénario, a participé à tout le processus de casting et était sur le plateau pendant tout le tournage – nous avons tourné à moins de trente minutes de voiture du lieu où il a réellement vécu. C’est devenu un ami très proche.

Comment avez-vous découvert les acteurs interprétant le trio d’enfants ?

Nous avons vu un millier d’enfants dans la région de New York, pendant un an et demi. Quand on a finalement su que ça ne pouvait être qu’eux, nous les avons fait travailler avec une coach de jeu – car aucun n’avait fait de théâtre ou de cinéma avant. Ensuite, nous avons tourné pendant vingt-huit jours, puis nous avons fait une pause pour laisser les enfants grandir un peu, et enfin, nous avons tourné les dernières séquences.

Le film est centré sur eux, ils sont de chaque plan. N’était-il pas trop difficile de tourner en permanence avec de jeunes enfants ?

Au contraire, j’ai adoré ça ! Bien sûr, ils sont souvent très agités, mais leur vitalité, leur énergie et leur joie apportent beaucoup à l’équipe et au tournage. Quand j’étais anxieux ou fatigué, ils m’ont donné l’énergie de continuer.

Pourquoi avoir choisi de tourner sur pellicule 16 mm ?

Pour plusieurs raisons. J’aime beaucoup la manière dont l’équipe, sur le plateau, interagit avec la caméra lorsqu’on filme sur pellicule. Les enfants savent « qu’on tourne » quand on tourne sur pellicule, car ils entendent le bruit. Et les moments deviennent plus précieux, car tout le monde sait, entendant ce son, qu’on est en train d’utiliser de la pellicule, c’est à dire de dépenser de l’argent. Ensuite, le rendu de l’image 16 mm était très important pour un film qui se passe dans les années 1990. Le format dicte la nostalgie : les années 1920 sont en noir et blanc dans nos imaginaires. Et cette couleur Technicolor, ce grain de l’image presque amateur, proche du Super 8, est la matière des années 1990.

We the Animals de Jeremiah Zagar. Copyright LFR Films.
A-t-il été facile de convaincre les producteurs d’un tournage presque intégralement sur pellicule, malgré le coût ?

Oui, parce qu’ils comprenaient la nécessité de l’intention de mise en scène. Et puis, il y a une sorte de retour au format pellicule en ce moment. Il y a une certaine fatigue de ces films filmés en numérique qui se ressemblent tous.

Votre film présente aussi plusieurs scènes d’animation…

C’est quelque chose que j’ai déjà fait sur mes courts-métrages. J’adore l’animation, comme j’adore tout ce qui rend l’expérience cinématographique magique. L’histoire m’intéresse moins que l’expérience que peut proposer un film. Je pense que c’est pour vivre ce genre d’expérience qu’on va au cinéma. Dans le livre, le personnage de Jonah tient un journal, et c’est par les mots que le lecteur pénètre son esprit. Au cinéma, il fallait que ce soit par l’image, et donc par le dessin. Et il fallait que ce dessin reproduise le mouvement du papier, comme un croquis qu’on serait en train de dessiner. Je cherchais comment représenter ça, et j’ai repensé au Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, où l’on voit Picasso peindre, et une image se dessiner. Mais je n’ai parlé d’animation – qui coûte aussi très cher – qu’en postproduction à mes producteurs, sinon ils ne m’auraient jamais laissé le faire !

Vous avez commencé l’écriture de ce film aux Sundance Labs…

Oui, les Sundance Labs sont une formidable communauté de réalisateurs où chacun s’entraide. J’y ai réalisé que tous les réalisateurs font face aux mêmes difficultés, aux mêmes craintes. Tous les jeunes réalisateurs sont accompagnés par des « mentors ». J’ai pu apprendre à diriger des acteurs avec Ed Harris, à écrire des dialogues avec Marjane Satrapi, à faire de la mise en scène avec Quentin Tarantino… C’était d’ailleurs la première fois que Quentin Tarantino revenait aux Labs depuis Reservoir Dogs. Mais si ces grands cinéastes et acteurs m’ont donné des conseils précieux, ils m’ont surtout appris à trouver mon propre style. Il s’agit vraiment d’apprendre à prendre confiance en soi.

Vous êtes-vous retrouvé avec d’autres jeunes réalisateurs en « formation » aux Sundance Labs ?

Oui ! La même année que moi, il y avait Geremy Jasper, qui, après, a réalisé Patti Cake$ ; les Daniels, qui travaillaient sur Swiss Army Man… C’était pour tous leur premier film, et nous nous entraidions. Nous sommes devenus amis à cette occasion.

Combien de temps s’est-il passé entre ce premier travail aux Sundance Labs et la sortie du film ?

Près de deux ans. À ce moment-là, je travaillais déjà depuis quelque temps sur le film, mais il m’avait fallu d’abord trouver des financements. En tout, je pense que le processus de fabrication du film a duré cinq ans.

Selon vous, cela devient-il plus facile ou plus difficile de faire des films indépendants aux États-Unis ?

Les deux ! C’est devenu plus difficile de faire bien un film indépendant, mais c’est devenu plus facile de le faire mal…

Pourquoi ?

Parce que la technologie est devenue accessible à tout le monde. Mais paradoxalement, la démocratisation de la technologie a entraîné une disparition des connaissances techniques. De moins en moins de personnes savent comment tourner sur pellicule, ou enregistrer correctement le son. De moins en moins de réalisateurs acceptent de faire confiance au travail d’un monteur, car ils pensent pouvoir le faire eux-mêmes. Il y a ainsi de moins en moins de transmission de connaissances d’une génération à une autre. C’est pour ça qu’il y a de plus en plus de films, d’une qualité souvent très médiocre, qui sortent aux États-Unis.

Mais tous ces films doivent se heurter à l’obstacle de la distribution ?

Bien sûr. Il y a ainsi beaucoup de films qui disparaissent – y compris parfois de bons films. Le développement des services de SVOD a beaucoup aidé à la distribution de ces « petits » films. Mais le problème, c’est qu’il n’y a souvent aucun travail de curation – et personne n’est là pour dire au spectateur ce qui est bien et ce qui l’est moins. Les films disparaissent aussi dans les méandres de la plate-forme. Comment, par exemple, sur un service de streaming, un spectateur trouvera-t-il un film aussi particulier que We the Animals, si personne ne le lui conseille ? Il n’y a qu’au cinéma qu’on peut encore voir ce genre de films, en réalité.

Donc pour vous, il était impossible que We the Animals soit un « Netflix Original Film » ?

Non. Ce film devait sortir en salles. Moi-même, je n’ai pas la télévision, et presque tous les films que je vois, je les vois au cinéma. Ç’aurait été absurde, pour moi, que mon premier long-métrage de fiction ne sorte pas en salles. Après, je ne suis pas du tout opposé à une sortie en vidéo ou sur une plate-forme, mais dans un second temps.

We the Animals de Jeremiah Zagar. Copyright LFR Films.
We the Animals a également obtenu l’Innovator Award au Festival de Sundance…

Oui, ça a beaucoup aidé à la sortie du film aux États-Unis. Pour certains cinéphiles ou spécialistes, il fallait voir ce film, parce qu’il avait eu un prix à Sundance. Et il en va de même pour le prix qu’on a reçu à Deauville. Les festivals sont essentiels pour des petits films comme le mien, au budget inférieur à un million de dollars.

Considérez-vous votre film comme un « Film Sundance » ?

Dans la mesure où il est né à Sundance et qu’il y a été récompensé, évidemment. Après, le label Sundance ne parle pas de la même manière à tout le monde, et beaucoup de gens ont une idée préconçue sur ce qu’est un « film de Sundance ». Mais le but de ce festival est uniquement de mettre en lumière des points de vue de réalisation uniques et différents. Hard Eight de Paul Thomas Anderson et Reservoir Dogs sont aussi des « films de Sundance », car ils sont nés grâce à ce festival. Mais ils n’ont rien à voir entre eux ou avec mon film.

De plus en plus, des réalisateurs « indépendants », parfois nés avec Sundance, réalisent par la suite des films hollywoodiens (à l’instar de Ryan Coogler, prix du public à Sundance pour Fruitvale Station en 2013, et réalisateur de Black Panther pour Disney/Marvel en 2018 ; ou prochainement Chloé Zhao, la réalisatrice des Chansons que mes frères m’ont apprises, sélectionné à Sundance en 2015 et qui va réaliser pour Marvel The Eternals). Accepteriez-vous, vous aussi, de tourner un film d’une franchise hollywoodienne ?

Ça dépendra surtout du sujet du film, et du pouvoir que j’aurai en tant que réalisateur. Dans ce type de production, les réalisateurs ont souvent assez peu de pouvoir décisionnaire. Après, je comprends complètement que de plus en plus de réalisateurs indépendants tournent pour les Studios. Les gens ont besoin de gagner leur vie ! Avant, les réalisateurs indépendants tournaient beaucoup pour la télévision, ce qui est exactement pareil.

Ces réalisateurs ne se tournent jamais vers la télévision ou les plates-formes pour des raisons créatives ? On parle pourtant de la « liberté de création » offerte par Netflix…

C’est vrai qu’à la télévision ou sur les plates-formes, il y a du budget pour créer des histoires permettant de développer des personnages. Ce qui a complètement disparu du cinéma hollywoodien, où il n’y a presque plus de drame, mais uniquement des films de super-héros ou des comédies. Heureusement, il reste le cinéma indépendant, en salles. Et quoi qu’il advienne, c’est ce genre de films que je veux toujours faire. Tous mes films sont des combats, mais c’est ce qui me rend fier de les avoir faits. Je n’ai pas envie d’être de ces réalisateurs qui regrettent un film dans leur filmographie. Les seules choses qui donnent du sens à ma vie sont ma femme, mes enfants, mes amis et mes films.