Et si la peine de mort était le pire des crimes ?

Entretien avec Hirokazu Kore-eda, réalisateur

Parce qu’il considère que le Japon, qui applique encore la peine capitale, est un pays « attardé », Kore-eda fait de The Third Murder un véritable plaidoyer pour la tolérance et la vie. À ses yeux, la faute, comme le salut de chacun, ressortent avant tout de la responsabilité collective. C’est dans ce débat éminemment humaniste et vital que le célèbre cinéaste nippon cherche à faire entendre sa voix.

Jugement, condamnation, défense et justification d’un crime… Le cœur de votre propos semble tenir dans l’idée très spinoziste de déterminisme et vous posez la question de façon frontale en ces termes : un criminel est-il quelqu’un qui n’aurait jamais dû naitre ?

Le personnage central de ce film est celui de l’avocat, au fur et à mesure des entretiens avec le criminel dont il assure la défense, il se rapproche de son point de vue au point d’y adhérer. Au bout de ce périple, il s’aligne parfaitement sur les valeurs du criminel qu’il défend au tribunal. Je dois pourtant souligner que ce ne sont pas mes valeurs, ce sont bien davantage celles que j’ai mises en scène, afin de pouvoir les discuter.

Actuellement, au Japon, on a tendance à considérer que les crimes relèvent de la responsabilité individuelle, la question reste de savoir si ce n’est pas la société qui fabrique les criminels ?

Je viens du monde du journalisme, j’ai plutôt tendance à penser que le déterminisme social prime sur la responsabilité individuelle.

La Japon est un des rares pays au monde à appliquer la peine de mort, d’où cette ouverture du film par : « Il y a des personnes qui n’auraient jamais dû naître », et c’est ce que je cherche à remettre en question. Je considère que le Japon est en retard relativement à cette question. D’ailleurs, lorsqu’on interroge la société, 80 % de la population est pour la peine de mort…

Regrettez-vous ce temps où l’on croyait encore que les conditions sociales généraient les crimes ?

Je ne sais pas si je regrette le temps passé, mais je sais qu’il y a eu un tournant dans les années 1980. Jusque-là, on avait encore tendance à considérer comme circonstances atténuantes l’environnement et les conditions dans lesquelles les personnes avaient grandi. Cette vision des choses a changé en 1995 avec l’attentat de la Secte Aum à Tokyo. C’est ce qui a été de nature à opérer un véritable retournement des mentalités. Mais on ne peut pas se contenter de cultiver la nostalgie de ce temps passé, il nous faut être actifs et partie prenante dans le débat.

La question de la peine de mort est donc transversale à tous les dialogues de ce scénario. Quel est votre rapport à la grâce, avez-vous foi en l’homme ?

Il faut que nous mettions face à face deux visions qui s’opposent, je les ai incarnées avec le rôle de l’épouse et de la fille de la victime. La mère se considère comme victime et la fille, qui est à part égale victime de ce crime, a plutôt tendance à considérer sa part de responsabilité dans ce qui s’est passé. Elle se sent plus coupable que victime. C’est une voie plus douloureuse évidemment que celle de la responsabilité, mais c’est celle que je propose. J’ai foi en un homme qui prend ses responsabilités, c’est le seul salut que j’envisage.

« Aujourd’hui, les victimes se croient tout permis », dites-vous également au cours de ces dialogues très intenses…

(Il rit) Cette phrase résume bien, en effet, cette idée que je cherche à induire.

Les échanges entre le condamné et l’avocat scandent la progression de ce thriller. Peut-on les rapprocher de séances psychanalytiques qui sondent les motifs inconscients et les désirs refoulés de l’analysant comme de l’analysé ? À l’image : la transparence de la vitre, le reflet des visages qui s’y projettent au point de se confondre. Quel est votre rapport à la vérité que le sujet peut énoncer de lui-même ?

On peut dire en effet que c’est une forme de thérapie, car à travers la personne qui est derrière la vitre, c’est lui-même que l’avocat découvre en premier. En effet, c’est par cette confrontation qu’il est mis face à cette fameuse responsabilité dont je parlais précédemment.

Le coupable, qui a un visage étonnamment doux, demande même à l’avocat de poser sa main contre la sienne à travers la vitre. Que pouvez-vous dire de cette scène très particulière ?

Je ne savais pas encore quel serait l’acteur qui incarnerait le condamné ; quand j’ai su que c’était lui (Koji Yakusho), j’ai écrit cette scène exprès pour lui.

Vous avez raison, il y a un contraste amusant entre sa posture de condamné et son visage ; en même temps, s’il avait l’air très méchant, l’avocat n’aurait pas mis sa main contre la sienne sur la vitre !

Quelle est la question humaine qui se joue par les mouvements de la caméra autour des personnages : plans rapprochés, symétrie de certains cadrages, et ce qui semble être la persistance d’une triade ?

Le chiffre « trois » est la clé de ce film. Du fait qu’il soit filmé en format CinemaScope tout d’abord : cela donne un cadre qui est optimisé et le mieux équilibré, avec trois personnages par plan. L’avocat, le juge et le président de séance, ou encore les trois avocats ensemble, les trois relations père-fille… Pour moi le chiffre « trois », est le fil directeur du film…

Les trois meurtres aussi (comme l’indique le titre du film) ?

Ah oui, évidemment !

La question de la filiation, thème majeur de vos précédents films Tel Père, Tel Fils et Notre petite sœur, persiste en filigrane dans The Third Murder : l’avocat est le fils du juge qui a gracié le meurtrier la première fois ; le criminel, la victime et l’avocat sont présentés comme des pères ayant une fille… Si dans Tel père, tel fils, c’est la progéniture qui est envisagée comme « interchangeable », peut-on dire que, cette fois, ce sont les pères qui le sont ?

Je n’y avais pas directement pensé sous cette forme, mais pourquoi pas, absolument !

C’est surtout le versant négatif de la filiation qui est souligné ici relativement à une filiation dans ce qu’elle a de porteur, de positif, développé dans mes deux précédents films. Mais effectivement, ici cette question reste ici en arrière-plan, relativement à la question centrale de la peine de mort et à ce qu’elle implique dans les sociétés qui l’appliquent encore.

La fille de l’avocat et celle du criminel à qui il compte éviter la peine de mort boitent toutes les deux. Vous créez un rapprochement ultime entre les deux personnages, qui n’est pas sans évoquer la célèbre citation de Freud avec laquelle il clôt Au-delà du principe de plaisir : « Boiter n’est pas pêcher ». Est-ce l’esprit de ce détail récurrent du film ?

(La traductrice cherche le mot « boiter » sur son petit appareil en discutant avec le réalisateur… Et elle me fait répéter la citation plusieurs fois. Kore-Eda rigole de bon cœur)

Je ne connaissais pas du tout cette référence, mais désormais je ferai comme si c’était ce qui m’avait amené à penser à ce détail ! Cela m’amuse beaucoup, cette citation, et me donne terriblement envie de me renseigner sur cette question !

La scène finale est une vue plongeante sur la sortie du tribunal : est-ce votre perspective sur le cinéma ? Le cinéaste est-il celui qui surplombe une certaine vision des choses, qui possède une forme de « métavérité » sur celle qui se discute en politique, dans les tribunaux ou ailleurs ?

La caméra n’est pas l’œil du cinéaste. Personnellement, j’ai justement tenu à filmer au ras du sol, je n’ai à aucun moment cherché à surplomber ce scénario. Le plus gros défi pour moi était de m’essayer au genre du thriller, en prenant garde justement à ne jamais porter de jugement sur la situation. C’est en ce sens que je tenais davantage à « ramper au ras du sol » pour tenter de démêler cette intrigue, mais toujours vu d’en bas.

Qu’est-ce que le cinéma japonais peut apporter de spécifique aux Européens, ou à nous Français plus particulièrement ?

Je préfère dire de mon cinéma qu’il n’est attaché à aucune nationalité particulière, je le pense et le veux universel avant tout. Ce n’est pas à ceux qui fabriquent des films de dire ce que le cinéma est censé apporter, mais bien à ceux qui les reçoivent de se faire leur propre jugement et de décider de la place qu’ils veulent donner à ce qu’ils voient…

Par Eve Lefrançois