Une affaire de distance

Entretien avec Étienne Chaillou et Mathias Théry, réalisateurs de La Cravate

Assis dans un fauteuil face caméra, Bastien lit un récit de vie : le sien, celui d’un jeune militant du Front National. En voix off, les auteurs déroulent ce même fil narratif littéraire, l’illustrant d’images tournées à ses côtés. Sur la base de ce dispositif, Étienne Chaillou et Mathias Théry permettent à Bastien de prendre du recul sur sa trajectoire et de libérer sa parole. Et signent avec La Cravate un passionnant documentaire de cinéma.

 

Le film s’ouvre par un plan en plongée surplombant un fauteuil vide, puis Bastien qui s’y installe. Pourquoi ce parti pris de mise en scène, qui pose une question d’ordre moral liée au point de vue que vous adoptez sur votre personnage ?

Mathias Théry : En effet, nous commençons avec un plan en plongée verticale, comme pour suggérer le point de vue d’un expérimentateur sur sa paillasse. Avec ce plan, nous assumons le fait que nous percevons Bastien, au début du film, comme un sujet d’étude. Le plan indique aussi que nous allons tenter une expérience.

Étienne Chaillou : Mais ce premier plan est juste une indication de départ ; on verra ensuite Bastien quitter très vite ce statut forcément gênant de cobaye humain pour entrer dans une relation avec nous plus complexe, faite d’oppositions, mais aussi d‘empathie.

Ce dispositif fait penser, toutes proportions gardées, à celui de Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais, qui tisse un récit romanesque à d’autres images, dont un commentaire du neurobiologiste Henri Laborit et des images d’expériences menées sur des rats de laboratoire tournées en plongée…

M.T. : Mon Oncle d’Amérique est un film qui, quand nous l’avons découvert, nous a marqués par son écriture. La forme romanesque de ce film, sa voix off, les allers et retours entre l’histoire des personnages et la mise à distance que fait naître l’aspect scientifique du film permet une multiplication des points de vue sur les personnages.

É.C. : C’est un film qui nous avait beaucoup inspirés pour réaliser Cherche toujours, un de nos premiers documentaires, pour lequel nous avons suivi une équipe de chercheurs en physique. Mais pour La Cravate, ce n’était pas pas du tout une référence. Nous avions d’ailleurs peu de modèles cinématographiques en tête. Nos références étaient plutôt du côté de la littérature. Nous avons préféré la posture de l’écrivain à celle du scientifique.

M.T. : Le fait de nous placer dans le rôle de l’écrivain a permis de garder une distance au sujet et de varier les points de vue. Il nous semblait important que le spectateur ait accès à la relation difficile d’un cinéaste à son personnage, notamment lorsque les idées divergent radicalement. Nous sommes passés par tous les états. Nous avons été touchés par les efforts de grande vérité que fait Bastien, et parfois glacés par la violence de ses idées. Le film raconte la manière dont nous avons tourné autour de lui pour tenter de le comprendre.

Ce qui frappe chez Bastien, c’est la réminiscence enfantine. Il y a chez lui un mélange de brutalité et de fragilité ; un mouvement semble opérer en lui lorsqu’il lit le roman du film…

M.T. : Nous nous sommes intéressés aux mécanismes de passage d’un état à l’autre : comment est-il passé à la politique et au Front national ? C’est un mélange d’histoire personnelle, de ressentiment… Nous avons conscience de faire un film sur un homme en mouvement. Bastien n’a pas fini sa trajectoire, il la continuera après le film.

É.C. : C’est vrai qu’on peut aussi voir Bastien comme quelqu’un qui a trop vite grandi, qui a brûlé des étapes ou a pris de mauvais chemins, et qui cherche à y revenir pour pouvoir évoluer.

Dans La Sociologue et l’Ourson déjà, vous utilisiez un dispositif singulier, qui mêlait aussi des images de diverse nature. D’où vous vient ce goût pour les dispositifs narratifs ?

M.T. : Nous venons des arts plastiques ; nous avons étudié à l’École des Arts Décoratifs de Paris tous les deux, et le passage par cette école nous a forcément marqués dans notre approche du cinéma.

É.C. : Mais nous ne cherchons pas systématiquement à trouver un dispositif original pour nos films. Ce qui compte avant tout, c’est le propos. Mais un propos qui est pour nous indissociable de la forme d’expression. Je pense aussi que nous sommes joueurs ; nous aimons explorer les matériaux de construction du cinéma et choisir ceux qui seront les plus à même de servir le propos. Et puis, il faut aussi rappeler que nous travaillons avec peu de moyens. Le cinéma documentaire n’est pas un genre très gâté par les financeurs. L’écriture découle aussi parfois de la contrainte budgétaire.

Dans quelle mesure le roman d’apprentissage du XIXe siècle a-t-il été une source d’inspiration pour trouver ce dispositif ?

É.C. : Les œuvres des grands romanciers du XIXe ont été notre première inspiration pour le projet. Parce que nous y avons lu une démarche similaire à celle que nous tentions d’avoir : approcher un sujet sans juger, par une description fine du contexte, des psychologies, des rapports sociaux… Au départ, l’écriture du texte cherchait même à reprendre un style ancien en plaçant des mots ou expressions qui n’ont plus cours aujourd’hui, mais c’est un aspect que nous avons atténué ensuite, car cela risquait d’accentuer cette impression de surplomb que vous évoquiez tout à l’heure. Nous avons voulu un texte clair. Madame Bovary de Flaubert a été le livre de référence pour l’approche. Flaubert parvient de manière virtuose à varier les points de vue pour nous faire ressentir la vie d’un petit village normand au temps du patriarcat et de la bourgeoisie triomphants, ou les pensées secrètes de sa protagoniste. Un autre livre nous a beaucoup inspirés pour sa capacité à saisir l’état d’esprit du temps présent, c’est Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, un récit autobiographique qui raconte l’Allemagne des années 1930 au moment où le nazisme prend le pouvoir dans le pays. Dans ce livre, Haffner décrit à partir d’observations très fines de son quotidien l’atmosphère de son pays, qu’il aime et qu’il voit s’enfoncer peu à peu dans la barbarie.

Aux deux-tiers du film, vous amenez Bastien à révéler son lourd secret. C’est un instant charnière dans le récit, qui gagne dès lors en ampleur romanesque…

M.T. : On a tendance à croire que le documentaire est là juste pour instruire, pour « documenter », mais il a en commun avec les films de fiction de raconter aussi les choses par les relations et les émotions. Ce moment est un grand moment de cinéma pour nous. On sent aussi qu’on ne triche pas.

É.C. : Le récit que nous fait Bastien a été rendu possible par tout un travail en amont, mais c’est évidemment une scène qu’on n’avait pas prévue, qu’on ne pouvait pas prévoir. Et ainsi, par chance, mais aussi sans doute parce qu’on avait perçu inconsciemment tout un tas d’indices, Bastien nous livre une clef pour comprendre de ce qu’il est devenu.

M.T. : Quand Bastien nous a livré son secret, nous étions désemparés : quel rapport y avait-il avec notre sujet ? Puis, en reprenant le montage, il nous est apparu que ce moment avait son importance dans l’histoire. C’était une pièce manquante de l’histoire. Le documentaire et le récit romanesque se rejoignent à cet instant.

Cette révélation soulève aussi la question du pouvoir qu'a la caméra de sonder les âmes, et ici de faire jaillir une parole. On a l’impression aussi d’être dans le cabinet d’un psychanalyste dans cette séquence… L’inconscient de Bastien parle !

É.C. : Bastien est amené raconter cet épisode grâce à ce qui précède, une relecture de son passé. C’est en effet un des outils des sciences psychiques que d’interroger le passé pour comprendre quelqu’un. Nous voyons bien aujourd’hui combien ce que nous avons fait a à voir avec un travail de thérapie, mais ça n’a jamais été une intention aussi clairement formulée.

M.T. : Bastien dit aujourd’hui qu’il a saisi l’occasion de lâcher son secret afin qu’il s’inscrive dans un récit qui ne le réduira pas à cela. Il comprend que cet élément ne sera pas isolé, caricaturé, et que c’est peut-être la seule chance pour lui que cet événement soit compris par les gens qui l’avaient vécu. Et à l’issue du film, c’est la trajectoire de Bastien qui compte, pas cet événement isolé.

Copyright : La Cravate Quark Productions - Nour Films
On se dit aussi que Bastien est courageux de se révéler ainsi face à vous deux et votre caméra…

M.T. : Bien sûr. Nous sommes très admiratifs de son courage. Le reconnaître ne retire pas notre méfiance sur son idéologie. Ça rejoint votre question sur le surplomb au début du film : par la suite, nous étions obligés de sortir de notre position de romanciers pour montrer au spectateur notre dispositif. C’est pourquoi la bouche d’Étienne, qui lit le commentaire au micro, apparaît. L’acte de grande vérité de Bastien nous a poussés à être plus transparents encore dans notre démarche.

É.C. : La voix off change de mode après sa révélation. Le « nous » apparaît, et nous commençons à soulever des hypothèses, tandis que le récit de la première partie se contentait de raconter.

Vous voulez dire que ces images d’enregistrement de la voix off ont été filmées suite à la révélation de Bastien ?

M.T. : Oui. Après la révélation, nous avons dû réécrire un peu le texte. C’est pourquoi nous faisons apparaître à l’image les corrections sur le texte. C’est juste un moyen visuel de signifier qu’il y a eu réécriture ensuite et que cette réécriture se distingue du texte que Bastien lit.

É.C. : Nous donnons de petits indices sur la fabrication du film, pour suggérer que les révélations de Bastien nous ébranlent nous aussi. Une voix off de cinéma n’a pas de corps en principe. Après la révélation, nous avons choisi de faire apparaître le récitant de la voix. Le risque est d’affaiblir le mécanisme cinématographique qui s’opère au début du film. Mais ça oblige le spectateur à continuer à s’interroger. Ce récit provient donc de quelqu’un, avec sa propre subjectivité. Est-ce la voix de la vérité ? Pas forcément. Nous laissons la possibilité au spectateur d’estimer si nous sommes ou non à juste distance de notre sujet.

Comment avez-vous réfléchi au ton de cette voix off ? Elle est stable, monocorde, rassurante, et crée comme une musique de conte…

M.T. : On a cherché le ton en travaillant le montage. C’est une voix qui doit fonctionner avec des images, elle n’est pas seule à tenir le récit, à la différence d’un roman radiophonique, par exemple.

É.C. : On s’est vite aperçus qu’on ne devait pas trop interpréter le texte, car un ton trop joué sur des scènes documentaires procurait une sensation très désagréable, presque moqueuse, ou comme si tout ce qui se passait était déjà prévu à l’avance. Donc il a fallu ajuster l’interprétation, trouver un ton plus neutre, celui d’un lecteur et non d’un comédien.

Pourquoi le choix du passé simple dans le récit ?

M.T. : C’est une envie de mettre le récit à distance. Comme si l’on se mettait dans la peau d’un écrivain du futur qui raconte quelque chose du passé. (notre présent). C’est une proposition pour regarder le présent en filtrant un peu ce qu’on voit.

É.C. : C’est une petite gymnastique du regard qu’on propose, un peu comme ce qu’on a fait dans La Sociologue et l’Ourson. Les marionnettes permettaient de regarder un débat d’actualité houleux avec un regard plus distancié. Elles permettaient de redécouvrir les propos d’intervenants qu’on n’écoute plus à la télévision parce qu’ils y sont trop attendus et qu’ils nous bercent de paroles.

La voix off de La Cravate domine souvent le son direct des images. Elle prend le dessus sur les dialogues des membres du FN…

M.T. : Dans ce projet, les mots avaient plus d’impact que les images. Les gens du FN sont dans une grande entreprise de communication, ils sont en maîtrise de ce qu’ils nous donnent à voir ; on ne peut donc pas se fier aux images. Alors qu’on propose de se fier plutôt à ce qu’une voix off décrit, en s’attachant aux détails, à l’atmosphère. Dans notre hiérarchie, le récit du narrateur passait avant tout.

Est-ce aussi pour cela que votre image est assez peu contrastée ?

M.T. : L’image issue de la caméra comportait beaucoup de valeurs de gris. À l’étalonnage, on n’a pas voulu accentuer les couleurs, car nous ne voulions pas d’une image esthétisante. Le fait que l’image soit assez froide renvoie un peu au passé simple. Cela la rend posée comme un cadre de tableau et cela permet au spectateur de mieux scruter l’image, d’observer le langage des corps, l’emplacement des personnages les uns par rapport aux autres.

Votre bande-annonce comporte des images qui ne sont pas dans le film. Pour quelles raisons ?

M.T. : Nous fabriquons nos bandes-annonces nous-mêmes et avons pensé celle de La Cravate comme un petit film en soi. Par exemple, on y indique clairement que nous ne partageons pas les idées de Bastien. Cela n’a pas trouvé place dans le film sous cette forme, mais il nous importait qu’on l’entende dans la bande-annonce.

É.C. : On a choisi aussi de ne mettre qu’une partie d’un plan où nous demandons l’aval de Bastien pour raconter sa vie. Dans le film, le spectateur découvre la suite du plan et constate que la réalité est plus complexe que ce que nous fait croire une bande-annonce, qui est un film publicitaire, rappelons-le.

Comment Bastien réagit-il aux premières projections publiques du film ?

M.T. : Il était anxieux quant aux réactions des spectateurs. Il nous accompagne parfois en projection et il me semble qu’il est rassuré sur une chose, c’est que son courage touche le public. Bastien a pu sentir la bienveillance des premiers spectateurs, y compris de la part des adversaires du Front national, qui comprennent que ce film ne lui enlève pas son humanité. Je crois que Bastien pense que, grâce à ce film qui le libère d’une certaine manière, il va pouvoir aller de l’avant.

É.C. : Bastien a déjà été présent lors de deux avant-premières en Picardie, et par deux fois il abjuré publiquement son passé ; il voulait clamer tout haut qu’il n’en était pas fier. Pour autant, nous ne savons pas bien où arrêter son reniement dans le temps, puisqu’il milite toujours aujourd’hui pour le parti Les Patriotes…

Est-il toujours aux côtés de Florian Philippot ?

M.T. : Oui, mais il se décrit maintenant comme anti-Front national. Il a beaucoup évolué sur les questions relatives au racisme. Il a compris qu’au Front national, la parole xénophobe était camouflée aux caméras, mais qu’elle était bien présente. Mais quand Bastien dit s’être détaché de l’extrême-droite, nous lui faisons comprendre que nous ne sommes pas d’accord avec lui. Il se cherche encore et il nous semble qu’il évolue vers une direction plus saine, sans pouvoir, bien entendu, préjuger de l’avenir.

Avez-vous évolué, vous aussi, suite à cette expérience ?

M.T. : Bien sûr. Nos films nous ont toujours fait évoluer nous-mêmes. En démarrant le film, nous abordions le Front national en nous pinçant le nez, sans discerner finalement tout ce dont est constitué le parti. Or, il y a des politiciens aux manettes, et des militants pas toujours dans la maîtrise des idées politiques. J’ai senti un certain mépris de classe et de la manipulation des premiers envers les autres.

É.C. : Comme beaucoup, on tenait le parti pour un tout, qu’il fallait combattre comme un bloc. Onze millions de personnes ont voté Marine Le Pen aux dernières élections. Mais ce ne sont pas onze millions de salauds, loin de là. On a senti des gens soulevés par une colère sincère ; on le dit dans le film, parce qu’ils habitent dans une région où l‘industrie s’est effondrée là où toute la vie tournait encore autour du travail il y a quelques décennies ; des gens perdus dans la mondialisation, angoissés du déclassement de leur génération, etc. Il faut entendre cette colère. Ils ont de très bonnes raisons d’être en colère. Et il ne faut surtout pas abandonner cette population à l’extrême droite, qui n’a rien à proposer de mieux qu’un nationalisme autoritaire assez creux.