Filmer pour vivre debout

Deux cinéastes algériennes en action

Depuis 2006, le PCMMO programme et soutient la vitalité des cinématographies des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Cette 15e édition, sous le marrainage de la compositrice et interprète Souad Massi, s’est tenue du 3 au 21 mars 2020 à Saint- Denis, dans la Seine-Saint-Denis et à Paris. Elle a rendu un double hommage, au cinéma iranien et à la production algérienne contemporaine. Les femmes y tiennent depuis toujours une place de choix.

Occasion pour Bande à Part de rencontrer deux cinéastes algériennes documentaristes qui travaillent et interrogent le réel.

Dans leurs films, Bahia Bencheikh El-Fegoun et Meriem Achour Bouakkaz réinstaurent l’individu au sein d’une société meurtrie. L’individu filmé dans son intimité relève dès lors d’une résistance politique et libératrice. Révélateurs des brûlures de l’Histoire qui marquent jusque dans leur chair les Algériens, leurs deux films signent un tournant dans cette cinématographie contemporaine algérienne. Proches et différents, ces deux documentaires mettent au centre de leur problématique l’acte de création ; l’un comme l’autre avec élégie et fièvre politique.

 

Vous avez travaillé ensemble sur le film Nous, dehors, qui relate l’intimité des femmes en Algérie, pourriez-vous nous raconter votre rencontre et collaboration ?

Bahia Bencheikh El-Fegoun (B.B.E.) : L’idée initiale était de faire un documentaire qui parle du voile, et petit à petit a affleuré la question du corps qui est au cœur du film. Après avoir fait les Ateliers Varan à Paris et un premier film d’école qui m’avait laissée très insatisfaite sur ce sujet, je voulais réaliser un documentaire dans ma société. Tout naturellement, j’ai demandé à Meriem de m’accompagner. Amies depuis le lycée, nous avons beaucoup d’affinités, mais aussi suffisamment de différences pour être complémentaires. L’intime étant politique, Nous, dehors montre des femmes en réflexion, en analyse sur ce qu’elles vivent à la fois dans l’espace public et en elles-mêmes ; ce film est une parole profonde de femmes algériennes, mais qui relate une réalité tristement universelle : un corps de femmes objectifié qui pose problème. Déjà avant l’affaire DSK, avant #metoo, et puis Adèle Haenel. La parole libérée des femmes est une arme redoutable qui hisse l’humanité à son réel statut. Comme pour tout film, nous avons accompli une traversée, qui se poursuit d’ailleurs, Malheureusement, il trouve toujours écho dans le réel d’aujourd’hui, dans toutes les sphères de toutes les sociétés. Raison pour laquelle le film continue d’être programmé partout dans le monde.

Meriem Achour-Bouakkaz (M.A.B.) : Bahia et moi avons fréquenté le même lycée de filles à Constantine, notre ville natale. Nous sommes devenues adultes dans le même environnement rude, dans la même rue. Nos expériences communes ont été le socle de départ pour Hna barra – Nous, dehors. La collaboration s’est faite de façon naturelle. Embarquées dans la même aventure, nous abordions un thème qui touchait à notre identité de femmes, avec tout ce que cela comporte de blessures, de non-dits. Nous avons puisé dans notre histoire pour aborder les personnages. Chacune enrichissait le projet, la confiance aidant, ainsi que la détermination de Bahia ont permis de le mener jusqu’au bout. Nous avons fait le choix d’observer l’espace public, révélateur du « vrai » statut des femmes en Algérie. Elles sont exposées aux mêmes agressions quels que soient leurs âges ou leurs tenues vestimentaires. Cette expérience a permis de porter une parole féminine trop longtemps inaudible.

Comment êtes-vous venues au cinéma ?

M.A.M. : Tout a débuté en 2007, Bahia a un lien avec mon premier pas dans ce domaine. Elle devait participer à un atelier de formation devant permettre de réaliser un premier documentaire, c’était un projet associatif avec Kaïna cinéma. Elle m’en a parlé, j’ai tenté ma chance. C’est comme ça qu’on s’est retrouvées à suivre la formation ensemble à Bejaia, ce qui nous a permis de réaliser nos premiers films. J’avais choisi de m’intéresser au drame de la « harga », ce phénomène qui a fait de la Méditerranée un cimetière pour les jeunes qui tentent de joindre la rive nord sur des embarcations de fortune. Dix ans après, le constat est terrible, il y a toujours autant de disparus en mer… Pour moi, ce travail a été une expérience très riche sur le plan humain. Rencontrer les miens par ce biais, dire mon lien viscéral avec l’Algérie à travers les autres est ce qui définit le documentaire à mes yeux. Voie dans laquelle je me suis engagée.

B.B.E. : J’y suis arrivée par le plus grand des hasards. Mais je me suis souvenue que, petite, je rêvais de faire des documentaires animaliers, nous en avons tellement vu à la télé… Adolescente, je voulais écrire. Donc je pense qu’au final je ne me suis pas tellement éloignée de mes premières amours. Mais très concrètement, on m’avait appelée pour passer un casting. Une fois sur place, ni le réalisateur ni moi ne voulions que je sois devant la caméra. Par contre, j’ai insisté pour travailler avec lui, il m’a alors proposé un poste d’assistante réalisatrice. J’ai ensuite enchaîné plusieurs tournages de cinéma. J’ai appris sur le tas. Sur un plateau, je suis comme un poisson dans l’eau. C’est la phase que je préfère, celle où je suis le plus en accord avec moi-même. Il se joue quelque chose de très fort avec les personnes que je filme. Le regard posé sur elles les fait exister au meilleur d’elles-mêmes.

Pourriez-vous chacune nous présenter le contexte de vos films ? Fragments de rêves semble résonner avec Nar

B.B.E. : Au départ, Fragments de rêves était un texte bouillonnant avec une question centrale : quel est aujourd’hui le sens du mot révolution pour nous, les Algériens ? Nous sommes héritiers d’une histoire révolutionnaire, mais également de plusieurs années de terrorisme. Le texte s’est transformé en un road movie avec une quête : comment, en 2011, lutter dans un monde arabe qui se révolte et qui scande ce mot dans plusieurs pays ? Malgré une image d’immobilisme dans laquelle beaucoup voulaient nous enfermer, je voyais une Algérie en révolte et qui luttait. Je voulais rendre compte de cela. Je voyais aussi un pays qui se noyait, avec des hommes et des femmes qui s’immolaient. Un sentiment d’impuissance me consumait. Enceinte de sept mois, je suis partie sur les routes avec une équipe qui a porté mon rêve fou que seul le cinéma peut offrir. J’étais entourée de Moncef Taleb au son et du regard sublime, complice et bienveillant de Nasser Medjkane.

M.A.M. : Nar est né d’une colère, d’un sentiment d’impuissance : l’immolation d’un jeune à Jijel en 2012 avait déclenché des émeutes. Je ne supportais pas l’idée qu’un jeune Algérien puisse en arriver à accomplir un tel acte dans l’indifférence. Hamza n’était malheureusement pas un cas isolé, il y avait régulièrement des immolations à travers tout le pays. Le sujet s’est imposé à moi comme une nécessité. C’est comme ça que le projet s’est amorcé. J’ai souhaité raconter cette histoire, pour que ces jeunes ne soient pas morts pour rien. Sans chercher à les glorifier, je voulais porter leur message et tenter de le déchiffrer.

Vos films sont nourris d'images et de récits pluriels, au plus près des Algériennes et Algériens. Pourriez-vous nous raconter la fabrique de vos films ?

B.B.E. : Souvent, entre le film rêvé et le film fini, il y a un tel écart ! Il est primordial pour moi de tisser un lien de confiance avec les personnes que je filme. Elles savent ce qu’elles livrent et à qui elles le font. Pendant le tournage, je me vis en état de grâce, d’autant que pendant le tournage de Fragments de rêves j’étais enceinte, ce qui a créé un autre rapport avec tout le monde. Quand, dans le film, Tahar me dit qu’il ne veut pas avoir d’enfants parce qu’il ne pourra pas assurer une vie digne à sa famille, il l’exprime en face d’une femme cinéaste enceinte de sept mois. Ces propos résonnent totalement différemment. La phase de montage est plus complexe. C’est un temps que je vis difficilement, car il convoque mes « fantômes », mes engagements, mes peurs, mais aussi ce que je porte de plus profond, jusqu’à l’intime parfois. Des choix sont à faire. C’est une expérience physique, corporelle, sensorielle. J’essaye d’être à l’écoute de ce qui se dit. N’ayant pas fait d’école de cinéma, je pratique le montage de façon très intuitive.

M.A.M. : L’écriture, le terrain est la partie que je préfère. J’entame les recherches. Ce qui, au début, est une intuition prend de plus en plus forme pour s’imposer comme une possibilité de film. Le tournage est un moment d’une grande intensité. Voyager à l’intérieur du pays, l’Algérie que j’aime, qui m’émeut, qui me manque, se dessine au fur et à mesure ; je tente de la restituer en images. Le montage est un moment particulièrement décisif, les doutes, les remises en question sont inévitables. Le défi est de tirer le meilleur de ce qu’on a pu capter, tout en sachant qu’un film se fait à un moment donné. Il y a ce qu’on a pu tourner, il y a un deuil à faire de ce que l’on n’a pas pu tourner. Il faut un temps pour s’approprier le matériel, se réconcilier avec le déroulement du tournage, c’est le temps des choix irréversibles.

Fragments de rêves et Nar sont profondément inscrits dans la société algérienne et notamment la jeunesse, entre désespoir, engagement et une lucide mélancolie. Aviez-vous le sentiment que vos films étaient précurseurs de l’insurrection politique que vit l’Algérie depuis plus d’un an ? Et quel regard portez-vous actuellement sur ce qui se joue en Algérie ?

M.A.M. : Nar montre l’énergie de toute une jeunesse qui refuse de mourir en silence. La musique du film, ce sont des chants de stade qui sont devenus l’hymne des manifestants. En ce sens, on peut y voir une prémonition. Ce qui est sûr, c’est que Nar fait le vœu d’une renaissance, dont nous sommes les témoins privilégiés depuis un an.
« Si je me fie à notre histoire, je suis convaincu que ça va changer, il y a quelque chose en nous qu’on n’a pas réussi à tuer », Nar se conclut sur ces paroles de Fouad, l’un des personnages du film.
Je n’oublierai jamais l’émotion ressentie au premier rassemblement face au consulat algérien à Montréal, quand j’ai retrouvé mes compatriotes, hommes et femmes avec nos drapeaux, chantant les mêmes chants, scandant les mêmes slogans que nos frères et sœurs en Algérie. Ce bout de rue s’est transformé en terre algérienne, c’était très fort, l’immigration est un déchirement, cet élan populaire inédit a mis du baume sur nos cœurs d’exilés. Ce qui se passe en Algérie depuis un an est vraiment exceptionnel. Nous assistons à la naissance du citoyen algérien, dans toute sa dignité, un citoyen qui se saisit de son destin, comme nos aînés se sont saisis de leurs armes pour mettre un terme à la colonisation. Nous prenons nos responsabilités, tout en questionnant les responsabilités collectives. Nous assistons à une appropriation historique et identitaire profonde, dans une communion du peuple rare, bouleversante.

B.B.E. : Ce premier souffle sorti des stades, qui nous a fait tous sortir dans la rue, correspond exactement à la première séquence du film. Les mots d’ordre de la lutte pacifique et le mot « SILMYA » sont prononcés à la fin du film. Les graines de la révolution du 22 février 2019 étaient semées et Fragments de rêves les donnent à ressentir. « Devenir sujet de sa propre histoire », c’est ce que nous avons fait lorsque nous sommes sortis il y a de cela plus de soixante vendredis. Cette révolution, je l’avais appelée de tous mes vœux. Nous étions nombreux, il fallait simplement réunir nos voix et nos rêves que je sentais brisés, fragmentés par un système politique qui broyait tout sur son passage. Soyons clairs, je fais un cinéma politique, pétri de questions qui traversent la société dans laquelle j’évolue. Il était impensable pour moi de vivre dans un pays aussi riche – à tous les niveaux, y compris et avant tout une richesse humaine – et de voir des jeunes, des familles entières, prendre la mer ou s’immoler par le feu sans m’en préoccuper. C’était l’Algérie du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika qui nous rongeait de l’intérieur, grignotant nos possibilités de vie et même de rêve.
Les images du film datent de fin 2012, le film monté est terminé fin 2017. Il a été censuré en 2018. Puis arrive le 22 février 2019 en Algérie. Grâce à un réseau de solidarité réunissant beaucoup de monde, Fragments de rêves est le premier film algérien à transgresser la censure. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’une autre projection, la police débarque et l’interdit. En 2012, les Algériennes et les Algériens s’immolaient. En 2019, ils ont pris leur destin en main d’une manière tellement belle et significative. En 2020, ils sont encore nombreux à croupir dans les geôles de la honte au nom toujours de leur liberté et leur dignité. Qu’est-ce que le cinéma ? Se poser cette question est fondamentale, car elle nous incite tous à y répondre et nous mesurons combien le cinéma a une importance capitale pour révéler le réel et accompagner les citoyennes et citoyens.

Les cinéastes

Bahia Bencheikh El-Fegoun, née en 1977 à Constantine, vit à Alger. Géologue de formation, elle intègre le milieu du cinéma en 2003. Après cinq ans d’activités comme technicienne et assistante sur plusieurs coproductions, elle suit, en 2008, un stage d’écriture documentaire aux ateliers Varan à Paris et intègre dans la foulée les ateliers Bejaïa Doc, où elle signe son premier court-métrage C’est à Constantine. Inscrites dans la programmation du « Territoire de la Tendresse Subversive », ses œuvres H’na Barra – Nous, dehors (2014) et Fragments de rêves (2017) donnent à voir différentes formes de contestation dans la quête éternelle de l’égalité.

Diplômée en médecine vétérinaire, Meriem Achour-Bouakkaz est une cinéaste algérienne établie à Montréal depuis 2011. Elle a suivi une formation en réalisation de documentaires à l’INIS (Institut National de l’Image et du Son) de Montréal. Elle a plusieurs films à son actif : Harguine harguine (2008) sur les jeunes qui veulent partir à tout prix au péril de leur vie, et elle a coréalisé Nous, dehors, qui explore le vécu des femmes et leur condition à travers ce qu’elles vivent dans l’espace public, et Nar, qui explore une forme de violence extrême en Algérie, celle de l’immolation par le feu pour crier son désespoir.

Les films

Nar – Algérie – 2019 – 52 minutes

Nar (le feu en arabe) explore une forme de violence extrême en Algérie, celle de l’immolation par le feu, un acte que le film tente de déchiffrer à travers le témoignage de survivants et de familles endeuillées par la perte d’un frère ou d’un fils qui a choisi le feu pour crier son désespoir. Les jeunes se réfugient dans les cafés pour tuer le temps, et dans les stades pour crier leur rage de vivre, avec un fort sentiment d’enfermement, tous cultivent le même rêve : « la harga », quitter le pays clandestinement. Ce qui semble être leur seul espoir est en réalité une autre forme de suicide

Fragments de rêves – Bahia Bencheikh El-Fegoun – Algérie – 2017 – 1 h 15
Musique : Erik Truffaz Quartet

Alors que les propos d’acteurs de la société civile algérienne se mêlent aux images d’archives des soulèvements qui ont circulé sur les réseaux sociaux depuis 2011, l’essence du mouvement social en Algérie se dévoile pleinement dans ce documentaire. C’est un puissant désir de liberté, de dialogue et de paix qui s’exprime au travers de ces témoignages exclusifs et de ces paroles fortes et directes.
Le film propose un croisement d’entretiens tenus avec des acteurs de la société civile algérienne et des images d’archives ayant circulé sur les réseaux sociaux autour des mouvements de contestation depuis 2011. Témoignages exclusifs, paroles directes et fortes exprimant un puissant désir de liberté, de dialogue et de paix. Pour une meilleure connaissance du mouvement social en Algérie, de sa nature et de son fonctionnement au-delà du cliché de casseurs qu’on voudrait bien coller aux manifestants. 
Durant cette période de confinement, la cinéaste a mis en ligne son film sur sa page Facebook avec le lien
https://vimeo.com/340000590 / mot de passe : REVFRA