Karin Viard

Le goût du jeu

En 2014, Karin Viard aura investi les écrans avec cinq films : Lulu femme nue, L’Amour est un crime parfait, Week-ends, On a failli être amies (en salle le 25 juin)  et La Famille Bélier qui sortira en décembre. Simple, directe, lumineuse, elle évoque son parcours, sa vocation, son plaisir du jeu et du travail. Dans On a failli être amies d’Anne Le Ny, elle est une conseillère en formation droite dans ses bottes, qui se met à vaciller, malgré elle, au contact d’une autre femme campée par Emmanuelle Devos. Un personnage qu’elle incarne avec aplomb et vulnérabilité, tout en finesse.


 

Vous êtes une actrice à la fois populaire et fédératrice. C’est rare…

On me le dit de temps en temps, mais je n’ai franchement pas tellement de regard sur moi.  Quand je me balade avec mes copines actrices, les gens disent « Ah, je vous adore », mais parfois ils ne me reconnaissent pas. Je ne sais pas comment c’est pour les autres. Mon agent me parle de personnes autour de lui qui ne sont pas liées au cinéma et dont je fais partie des actrices préférées. C’est peut-être ça une actrice populaire. En même temps, je ne suis pas si populaire, car beaucoup ne me connaissent pas ou connaissent vaguement mon visage.

Sentez-vous que cette perception a évolué auprès de la profession comme du public ?

Forcément, puisque ça fait maintenant vingt-cinq ans que je fais ce métier. Les gens me voient de plus en plus, donc m’identifient de plus en plus. Je n’ai pas été populaire tout de suite, avec un film qui a fait je ne sais combien d’entrées. On m’a vue là, puis là, puis un peu décalée, puis à la télé. Finalement, tout cela ajouté, ces vingt-cinq ans de carrière construisent une image de moi qui doit être assez juste et qui doit me ressembler. Au bout du compte, on commence à m’identifier.

Vous avez joué des personnages très différents dans vos cinquante-cinq films à ce jour. Vous n’êtes pas enfermée dans un emploi.

C’est vrai, et même temps j’ai un fonds de commerce : la femme populaire, la femme émouvante et drôle, plutôt courageuse. Je n’ai pas souvent joué de grandes bourgeoises, je suis plutôt une femme du peuple. Mais je n’ai de cesse de faire autre chose ! Sinon on m’enfermerait très vite et ça m’angoisse.

Comment appréhendez-vous les scénarios qu’on vous envoie ?

Je me fie à mes envies, qui sont de ne pas refaire sans arrêt la même chose. Dernièrement, Emmanuelle Cuau m’a proposé un scénario vraiment joli, mais j’ai eu l’impression d’avoir déjà joué cette femme, pas dans cette histoire-là, mais de la connaître, d’en avoir déjà fait le tour. J’ai trop fait ça dernièrement pour en avoir envie. J’ai dit non. Mais si, pendant quatre ans, on ne me fait pas jouer ce genre de films et de rôles, et qu’Emmanuelle Cuau arrive avec son projet, je me dirai « Chouette, je retrouve une vieille copine, une vieille tradition de rôle que j’aime ». C’est toujours un peu ça, les choix. Ça dépend du moment où l’on vous le propose, de ce que vous avez déjà fait, de ce que vous avez envie de faire à ce moment-là. En ce moment, j’ai envie de faire des choses un peu différentes, audacieuses, plus gonflées, originales.

Lulu femme nue, Solveig Anspach
Anne Le Ny dit que, comme Emmanuelle Devos, vous êtes une « machine à jouer », dans le sens de travailleuse, bosseuse, sans cesse en train de chercher, d’expérimenter vous avez toujours été ainsi ?

Oui. J’ai toujours aimé le travail. Je pense que c’est la seule chose qui vous permette de vous déplacer profondément. Sinon on est toujours appelé à refaire les mêmes choses. C’est pareil dans la vie. Si vous ne travaillez pas sur vous-même, si vous ne réfléchissez pas aux choses, vous reproduisez ad vitam aeternam les mêmes situations. Ce qui permet de se déplacer, c’est la remise en question. Quand on est acteur, c’est pareil. Il n’y a pas un travail meilleur qu’un autre. Réfléchir à un rôle, y penser, s’y pencher, lui donner du temps, de l’espace, de l’envergure, apprendre le texte, le savoir, rêver autour, être dans un état de disponibilité… tout cela fait partie du travail qui, à mon sens, est obligatoire pour pouvoir proposer des choses différentes. échapper un peu de soi.

C’était déjà en germe dans la jeune comédienne des débuts ?

Oui, je voulais toujours me déplacer. Je n’avais pas envie d’être trop identifiée. Je changeais tout le temps de couleur de cheveux, de tête. C’était un peu radical et ridicule, mais j’imagine que ça posait déjà les jalons de ce qui m’importait. C’est-à-dire de renouveler des choses à chaque fois, qu’on n’ait pas toujours le sentiment de retrouver la même personne qui va nous servir la même soupe !

Qu’ont apporté ces vingt-cinq ans de travail au cinéma, au théâtre, à la télévision, à cette débutante ?

J’ai forcément perdu quelque chose que j’adorais. Une espèce de spontanéité, quelque chose de très gonflé, solaire, presque premier jet, dont je ne me rendais pas compte quand j’ai commencé, mais que je regarde finalement avec pas mal de tendresse. Une façon de se jeter à l’eau sans se poser de questions, une énergie brute que j’aime beaucoup, que j’ai forcément perdue, et je le regrette. Mais, à mon âge, si j’étais toujours comme ça, peut-être que ça mettrait un peu mal à l’aise. Les choses se sont policées, mais sans doute approfondies.

C’est troublant, parce qu’en tant que spectateur, c’est exactement ce dont on pourrait vous qualifier : la spontanéité gonflée…

Encore aujourd’hui ?!

Oui ! On a souvent l’impression que tout est possible quand vous êtes à l’image. Anne Le Ny rappelle aussi votre capacité à passer en une seconde d’une énergie, d’une vitesse à une autre, de la force à la vulnérabilité. Votre personnage de Marithé dans On a failli êtres amies est tout en ruptures.

Je regrettais que ce soit parti, vous me rassurez ! Je ne suis pas la meilleure juge pour me voir, évidemment. Et puis le travail évolue, comme on évolue en tant qu’individu. Je trouve en tout cas, aujourd’hui, qu’un acteur est plus intéressant quand il se laisse traverser par les choses, quand il n’est pas trop volontaire. Mais ce n’est pas toujours possible, ni facile à faire. Dans Lulu femme nue de Solveig Anspach, il y a un état de choses très démuni, pur, mis à nu, que j’adore. Pour moi, c’est vraiment la note la plus pure dans le travail de l’acteur. Quand on se présente tout nu. Mais tous les rôles ne le permettent pas. Au fond, j’aimerais tendre vers ça, vers une façon de ne pas jouer, mais c’est très difficile.

Un dépouillement total du jeu ?

Oui, il me semble que c’est ce vers quoi j’aurais envie d’aller, mais sans y parvenir.  Car je pense que c’est un mirage. Il y a plein d’endroits où c’est impossible. C’est l’inverse dans le film d’Eric Lartigau, La Famille Bélier, qui sortira en décembre. J’y joue une sourde, et chez les sourds, ce n’est que de l’expression, donc c’est absolument l’inverse. Je parle d’une chose qui est en pleine maturation, vers quoi je tends, que j’ai touchée du doigt, mais dont je n’ai pas encore accouché. Je ne sais pas exactement quelle forme cela va prendre.

En tant qu’interprète de personnages imaginés par d’autres, quelle marge de manœuvre, de proposition avez-vous ?

En général, j’aime collaborer avec le metteur en scène. Si je suis juste instrumentalisée, ça me frustre un peu. Je pense que le metteur en scène doit le savoir. Mais je n’ai pas la soif du pouvoir. C’est la complicité qui m’intéresse. J’aime sentir que je fais ce qu’il espère de moi. J’aime faire une proposition qui va dans son sens, à laquelle il n’aurait pas forcément pensé et qu’on puisse en discuter, sans qu’il se sente agressé de ne pas y avoir pensé avant moi, ou au contraire, qu’il puisse se sentir libre de me dire que ce n’est pas une bonne idée. C’est bien de cheminer ensemble. Quand un film démarre, le metteur en scène a une idée du personnage, moi j’en ai une. Ce que deviendra le personnage va être le mélange, la combinaison de ces deux regards. Si un des deux veut prendre le pouvoir à toute force sur l’autre, ça donne quelque chose d’un peu rigide.

Encouragez-vous l’écriture et la création de rôles spécialement pour vous ?

Non. Mais je vois bien quand même que j’ai une connaissance des choses. C’est assez drôle. Je vois bien, par exemple, dans des scènes quand la caméra n’est pas bien placée. Je le sens, mais je ne peux pas vous dire pourquoi.

Ça a toujours été le cas ?

Non, pas du tout. C’est très rare, mais parfois je sens que la caméra n’est pas à la bonne place. Je ne saurais pas dire où est la bonne place, mais je sais dire que la caméra me gêne là où elle est. Je ne le dis pas, parce que ce n’est pas mon rôle. J’ai à faire avec ce qui m’est donné, puisque c’est la vision du metteur en scène, et je n’ai pas à intervenir là-dedans. Même chose pour l’écriture. Quand je lis un scénario, je vois bien là où un personnage est abandonné, où une situation ne va pas jusqu’au bout. Je saurais le dire, mais je ne saurais pas créer ça. Là, ça vaut plus le coup que je puisse le justifier et en parler, mais ce n’est pas mon métier. De la même façon, quand je vois des films excessivement bien mis en scène, j’adore ça ! Je pense à Jimmy P. d’Arnaud Desplechin. Il m’a ravagée de mise en scène. J’ai pris un kif ! Purement comme spectatrice.

A ce jour, plus d’un tiers des films de votre filmographie est signé de réalisateurs que vous avez retrouvés au moins une seconde fois. C’est rare à ce point-là. La fidélité, les retrouvailles sont des fils rouges de votre parcours.

C’est vrai que, quand ça se passe bien, on a envie de continuer, de refaire. Mais il faut que ce soit pour les bonnes raisons. Avec Solveig Anspach, avec qui j’avais fait ce film très fort, très important pour elle comme pour moi (Haut les cœurs !), on a mis quinze ans à se retrouver. On a eu des velléités de le faire entre-temps, mais il fallait que ce soit pour une bonne chose. Et c’était bien d’attendre, de se laisser de la liberté, en tant que metteur en scène et en tant qu’acteur. C’est bien que les metteurs en scène aient envie d’autres gens, de femmes de votre âge, et que ce ne soit pas vous. Il ne faut pas qu’il y ait de la rigidité. Le désir s’épanouit dans une grande liberté.

Avec Marithé dans On a failli être amies, vous jouez une femme qui part d’une certaine simplicité et qui va vers un éveil aux sens et au raffinement. Peu de cinéastes vous ont fait jouer la sophistication, mais elle vous va bien dans Les Victimes de Patrick Grandperret, Parlez-moi de vous de Pierre Pinaud ou L’Amour est un crime parfait des Larrieu.

La sophistication arrive ici vraiment à la fin, dans la dernière scène au restaurant. Je me sens vraiment capable d’assumer cette sophistication. Mais c’est vrai que les metteurs en scène m’imaginent plutôt dans quelque chose de plus populaire. Dans la vie, je ne suis d’ailleurs pas plus une chose qu’une autre. J’ai une certaine élégance au fond, mais aussi une certaine simplicité. Je peux pencher d’un côté ou de l’autre.

On vous a vue dans de nombreux films de groupe et souvent face à des interprètes masculins. Ici, vous jouez face à une autre actrice, de la même génération, au parcours déjà riche, mais aussi riche de promesses : Emmanuelle Devos.

C’était le souhait d’Anne Le Ny d’écrire et de faire un film pour nous deux. Elle avait travaillé avec chacune et s’est dit qu’il n’y a pas de films avec des actrices équivalentes. Il y a souvent une jeune et une plus âgée, ou un décalage fort. Elle s’est demandé quelle variation créer avec deux filles du même âge, avec le même parcours, la même exigence, à la fois drôles et exigeantes, et bonnes actrices. Elle a eu un bon instinct, car on joue très bien ensemble et il n’y en a pas une qui prend le pouvoir sur l’autre. Ce qui est souvent assez drôle dans les duos, avec le clown blanc et l’auguste, n’existe pas ici. Selon les scènes, il y en a une qui est plus en bas, et l’autre qui prend le pouvoir sur la drôlerie, et ce sera l’inverse dans les suivantes. C’est assez rare. Mais ça s’est fait un peu malgré nous, sans même qu’on s’en parle. C’était assez spontané. On était très complices, très bonnes camarades.

Vous aviez déjà eu d’autres propositions communes ?

Martin Provost voulait me proposer le rôle que tient finalement Sandrine Kiberlain dans Violette, celui de Simone de Beauvoir. J’ai dit à Emmanuelle : « On a ce projet ensemble, on va faire la promo ensemble, je trouve dommage de déflorer tout ça avant », alors que je savais qu’Anne écrivait pour nous. Donc je n’ai même pas voulu répondre à cette demande.

Quand un rôle est écrit pour vous, ça change tout, ou vous essayez de l’oublier quand le tournage démarre ?

Je n’aime pas ça, parce que ça me fait peur, ça me met la pression. J’ai l’impression que je ne serai jamais à la hauteur du désir de la personne qui a écrit. Je me demande si elle m’a imaginée pour les bonnes ou les mauvaises raisons. Ça me tend un peu, mais en général, si un metteur en scène, que je connais et avec qui j’ai pris du plaisir, écrit pour moi, je suis pratiquement sûre de dire oui, de suivre ce désir, cette impulsion. La porte est ouverte, puisque mon métier c’est ça, susciter le désir. C’en est vraiment la quintessence.

Comment avez-vous attrapé cette Marithé ? Il y a la matière du scénario, la trame, les dialogues, la construction physique…

L’apparence physique, la construction du personnage, je laisse ça à la costumière. Quand on travaille avec de bons collaborateurs, c’est toujours bien, parce qu’ils arrivent avec une idée qu’on n’imaginait pas. Pour les costumes, j’ai des petites sensations, mais ça ne va pas plus loin. Quand je rencontre une costumière que j’aime et qui travaille bien, elle arrive avec un dessin, une idée, un esprit qui m’étonne toujours, dans lequel je vais et que je peux même alimenter. J’adore ça. Je dirais presque que le moment où je rentre dans le film, c’est celui des essais costumes. C’est la forme que va prendre le personnage. Marithé est une fille populaire, et la costumière l’a décalée un peu pour en faire une fille un peu rock, avec son petit perfecto. Elle n’est pas vraiment à la mode, et pas démodée non plus. Il y a quelque chose d’un peu intemporel, mais elle m’a lookée un peu et ça fait un personnage que j’aime beaucoup, dont on voit qu’il est assez franc, direct. Elle reçoit des gens qui sont en perte de vitesse, qui changent de boulot, mais avec un rapport d’égalité que j’aime. Ce n’est pas du tout le personnage d’Emmanuelle qui est tout en mousseline, en très jolies couleurs et matières. Moi, c’est des matières brutes, un jean, un blouson, certes en cuir, mais simple.

Marithé vacille quand elle accompagne son fils au train, et qu’elle se retrouve face à son patron qui la met face à la réalité…

C’est une fille qui ne sait pas qu’elle va mal, et qui va découvrir que quelque chose lui fait envie et va mettre à mal toutes ses convictions. C’est vraiment la crise de la quarantaine qui se fait presque par l’extérieur. C’est quelqu’un qui lui dit « Vous êtes comme moi, à la croisée des chemins ». Elle ne comprend pas du tout de quoi il s’agit. Cette crise vient souvent de l’intérieur. On sent qu’on n’a plus envie de ce dont on avait envie, mais ce n’est pas l’extérieur qui en fait prendre conscience. J’aime ce principe inversé et la déstabilisation de cette femme qui, au début, a tiré un trait sur un certain nombre de choses, et pense ça comme un fait établi. Elle tombe des nues. Ce n’est pas traité comme un drame absolu, ni comme une comédie non plus. Anne Le Ny était formidable dans cette direction. Elle disait : « Si on rit, tant mieux, si on pleure, tant mieux. Mais jouons ce qu’il y a à jouer. Ne nous soucions pas du résultat ». C’était bien, ça nous laissait une grande liberté d’interprétation.

Le film est aussi très aéré, situé dans une ville, mais ouvert sur la nature, les champs, la verdure…

C’est la province. Et il y a l’arrivée du vraiment beau, du luxe dans sa vie. On peut dire, le luxe, très peu pour moi, je n’en ai rien à faire, ce ne sont pas mes valeurs. Mais finalement, quand on commence à y goûter, c’est très difficile de s’en passer. Comme j’évolue dans un milieu hyper-privilégié et que je viens d’un milieu très populaire, j’ai toujours pensé que, le jour où il faudrait se serrer la ceinture, je me serrerais la ceinture, parce que je viens de là. Je profite des choses bonnes qui me sont données, mais si un jour il faut faire autrement, je n’aurai aucune difficulté pour le faire. Et bien, je peux vous dire que ce n’est pas vrai. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte. Je pensais que je serais beaucoup plus libre et souple avec ça. Et non. On s’habitue très vite et très bien au luxe. Et dégringoler de ça, ce n’est pas facile. C’est ce dont il est question pour le personnage de Carole joué par Emmanuelle Devos. Quand mon personnage lui propose un boulot d’étalagiste, alors qu’elle vient de la grande restauration, eh bien non, ce n’est pas possible. De la même façon, Marithé gagne son argent à force de travail, et quand d’un seul coup, elle voit que tout est joli, qu’il y a des fleurs sublimes, que ça sent bon, que les mets sont délicieux, qu’il y a une grosse bagnole, elle se dit « Wouah, ça doit être une vie très agréable. »

Vous imprégnez-vous d’images, de sons, de musiques, de parfums, pour préparer ou inspirer un rôle ?

Non, c’est plus simple que ça. Mais parfois, j’arrive dans des décors et je ne suis pas bien. Je me dis que ce n’est pas le bon décor ! Je me garde bien, là encore, de le dire – ce qui n’était pas le cas sur le film d’Anne Le Ny – mais parfois ça arrive. Vous avez construit un personnage, puis vous arrivez sur le décor et vous vous dîtes qu’il n’aurait jamais évolué dans un tel environnement ou dans une telle maison.

Et comment gérez-vous ça ?

Et bien, ça me gêne. Ça ne me plaît pas. Ça me pollue un peu et je décide de m’en foutre. Car ce que je vois, finalement, le film ne le voit pas, parce qu’il passe vite dessus. Ce sont juste des visions de personnes différentes. Sur le film d’Eric Lartigau, où on joue une famille dans une ferme, je me disais : « Comment va être le décor de la ferme ? Ils ont des vaches, ils font du fromage de chèvre, ce ne sont pas des bobos ! ». J’arrive dans le décor de la ferme, et il est superbe, parce qu’il est chaleureux, on s’y sent bien, on a envie d’y rester. Il est très personnel et pas bourgeois, ni misérabiliste ou folklorique. Là, je me dis : « C’est génial ! ». Ce n’est pas simple d’assumer absolument ce que ça doit être, et en même temps qu’il y ait une chose poétique, mais pas friquée. Décorateur, c’est un métier vraiment difficile. C’est comme le restaurant dans le film d’Anne Le Ny. Tout le monde a envie d’aller y dîner et me demande où il est. Mais c’est un décor ! Quand on est arrivé, c’était impressionnant parce qu’ils se sont très bien débrouillés avec deux trois éléments assez spectaculaires, mais qui ont fait le tout. Ils ne sont pas allés chercher midi à quatorze heures. Ils sont allés dans une efficacité très juste. Pour ça, il faut des partenaires de talent.

Le décor est essentiel au théâtre, où vous avez notamment joué Lucide de Rafael Spregelburd, monté par Marcial di Fonzo Bo il y a deux ans…

Vous aviez aimé ? Parce que la pièce avait moyennement plu. Certaines personnes étaient très déstabilisées, ne comprenaient pas, trouvaient ça bizarre.

Oui, j’ai aimé la folie imprévisible et le jeu sur l’artifice.

Il y avait tout le temps quelque chose à regarder et en même temps, on ne savait pas où on était. C’était mouvant. J’adore ça. Cette perruque de cheveux blancs. J’adore Marcial. C’est un metteur en scène argentin. Les Argentins n’ont pas le même respect du texte, qui est une base de départ. Ce n’est pas comme en France, où on a cette tradition de dire qu’on ne peut pas jouer le texte comme ça, qu’on n’a pas le droit. Je n’aime pas ça. Marcial arrive avec un texte, il cherche, et il est tellement créatif, c’est très joyeux. On est dans le jeu pur et c’est ce que je préfère plus que tout au monde. Quand un metteur en scène vous donne envie de jouer et pas de souffrir et de vous faire mal pour de vrai. Il vous demande juste d’être dans le plaisir enfantin du jeu. C’est extraordinaire.

Ça veut dire qu’il y a à la fois l’investissement dans le travail et une certaine distance ?

Non, c’est qu’il y a, bien sûr, de la concentration et de l’investissement, mais aussi une grande légèreté.

C’est quelque chose de rare ? Et au cinéma ?

Oui. C’est rare et ça dépend des metteurs en scène. Pour arriver à cet état-là, il faut être très détendu et que le metteur en scène soit aussi détendu et qu’il ait confiance en lui. S’il est très anxieux, angoissé, dans le contrôle, on ne peut pas arriver à cet état de légèreté. Par contre, certains aiment tellement le tournage et sont tellement curieux de ce que va être la scène, celle du lendemain et du surlendemain, qu’ils communiquent cette excitation à jouer les choses. Ça dépend aussi de la rencontre entre un metteur en scène et un acteur. Mais globalement, c’est le metteur en scène qui fait le tout. C’est pour ça que, quand ça se passe bien et qu’on a connu un plaisir égal à nul autre, on a toujours envie d’y retourner, de continuer à beaucoup s’amuser et de peut-être aller plus loin.

Vous retrouverez donc Marcial di Fonzo Bo sur scène ?

Ah oui, bien sûr. C’est évident.

Avec Spregelburd ou avec l’envie d’aller voir d’autres auteurs ?

Marcial a déjà monté quatre ou cinq pièces de lui. Je pense qu’il a besoin d’autre chose, même si j’adore cet auteur. Il a eu des prix partout, mais je vois bien qu’en France, ça résiste. Les deux pièces qu’on a montées ici, soit les gens adorent, soit ils ne comprennent pas du tout. La grande majorité ne comprend pas, trouve que c’est superficiel, que c’est un peu bidon. C’est vraiment culturel. Spregelburd joue des codes de ce qui est très fort en Argentine, les telenovelas. (Elle prend une voie empruntée) « Mais enfin, je ne comprends pas, Déborah ne t’a pas dit qu’elle était enceinte de Dimitri ? ». Voilà, eh bien, à ce moment-là du dialogue, c’est très grave. Ça joue de ça, ça le décale, ça le tord, ça le transforme, ça l’emmène ailleurs. Je trouve cet auteur vraiment très intéressant, mais je comprends qu’on n’adhère pas.

Week-ends, Anne Villacèque
Sur le plateau d’un journal télévisé de France 2 en février dernier, vous répondiez que vous aviez voté pour Catherine Deneuve au César de la meilleure actrice, car elle « ouvre la voie ». Elle a toujours été un repère pour vous ?

Je ne me suis jamais retrouvée en elle. C’est une actrice qui est très différente de moi. Là où je construis un parcours d’actrice, on a l’impression qu’elle est une personne avant d’être une actrice, ce qui serait presque l’inverse de moi. Elle est presque rentrée dans le métier par effraction, sans le faire exprès, en ouvrant une porte et on lui a dit « Si tu es là, viens, rentre ». Elle s’est retrouvée actrice avec sa sœur, qui est morte, et elle a continué à côté de sa sœur, peut-être que c’était une façon de continuer avec elle, je ne sais pas. Et puis elle a grandi avec nous, c’est l’image d’une beauté. Elle a toujours été un peu la princesse, mais elle a toujours décalé ça en étant très militante pour la cause des femmes. Je trouve qu’elle continue à rester une femme avant d’être une actrice, et que ça profite énormément à son métier, parce qu’elle arrive à ce point d’épure dont je parlais. Je trouve aussi qu’elle ouvre la voie, c’est-à-dire qu’à l’âge qui est le sien, elle propose un portrait d’actrice qui n’est pas une grand-mère. Elle n’est pas dans la caricature de ce qu’on peut proposer en fonction de l’âge. Elle décale les choses. Elle dit qu’à soixante-dix ans, on peut continuer à être une actrice et une femme qu’on peut imaginer faire l’amour avec des hommes, qui fume, qui boit de la bière et qui n’est pas indigne pour autant. Elle fait exploser les codes de la femme, de l’actrice, avec beaucoup de décontraction et de panache. Sinon, avant elle, on était cuite à soixante ans. Eh bien non, elle continue à poser avec des bustiers, des bas résille et elle n’est pas indécente ni dérangeante. Au contraire, elle continue à rester très excitante et à susciter le désir. C’est génial ! Je ne sais pas si on peut toutes être à sa hauteur, mais elle montre que c’est possible pour des actrices comme nous. Et elle est dingue pour ça.

Vous avez joué avec elle dans Potiche de François Ozon, où vous incarniez sa secrétaire en admiration devant sa patronne…

Je ne suis pas très à l’aise avec elle parce que je suis trop impressionnée. Il n’y a pourtant pas beaucoup de personnes qui me font cet effet. Je ne sais pas d’où ça vient. Je perds un peu mes moyens… mais je l’adore !