La dialectique des gueules cassées

Entretien avec Hamé et Ekoué, réalisateurs des Derniers Parisiens

Le Paris qu’ils ont connu est en train de disparaître. Hamé et Ekoué, du collectif de rap La Rumeur, affirment leur passage au cinéma avec le même objectif de représenter la société telle qu’ils la voient.

Par certains aspects, Les Derniers Parisiens évoque Mean Streets de Scorsese. Est-ce une coïncidence ?

Ekoué :

On nous le dit beaucoup. A partir du moment où l’on inscrit notre film dans une certaine filiation, qui consiste à aller au plus près des gens qui font la vie des quartiers populaires – enfin du moins ce qu’il en reste – on trouve forcément des similitudes avec des films de nos anciens qui ont affirmé cette démarche-là.

Hamé :

Oui, il y a la facture aussi : caméra à l’épaule, et puis la volonté de capter la vie. Ça peut ressembler parfois à de l’écriture documentaire, mais tout est très choisi et préparé. On nous parle aussi de Melville ou de Cassavetes, pour l’énergie de la vie, l’humanité des personnages, et le temps qu’on n’hésite pas à laisser durer. Et puis ce sont des films qui filment la ville, le trottoir, les bars…

Car Les Derniers Parisiens, c’est surtout le portrait d’un quartier par ses personnages…

Hamé :

Une des gageures du film, c’était de faire vivre ce quartier par ses personnages, mais d’une façon singulière, à notre manière. Sans être à la remorque de l’imaginaire qu’ont beaucoup de gens de Pigalle, et qu’il y a dans beaucoup de films. La porte d’entrée de ce film, c’est le vécu. Pour avoir pratiqué ce quartier pendant plusieurs décennies, et y être attaché de façon physique et intime. Donc au-delà de toutes ces références qu’on nous cite, on a essayé de s’en dépouiller, pour arriver avec un regard de cinéma neuf.

Comment avez-vous construit ces personnages ?

Hamé :

On n’a pas eu à faire preuve d’une imagination folle : pour les personnages secondaires, c’est des gens qu’on connaissait, qui jouent plus ou moins leur propre rôle. Constantine [Attia] a été videur dans une boite à deux pas du Prestige, il joue dans le film un videur qui s’appelle Constantine… Bak [Bakary Keita], on le connait depuis le lycée. Je crois même qu’Ekoué était à la crèche avec lui. Reda [Kateb], Slimane [Dazi], on les connaît depuis vingt ans. Donc l’humanité qui ressort du film lui préexiste, en fait. On n’est pas partis de caractères abstraits ou d’une approche livresque, mais de la vie du quartier.

Il y aussi un personnage différent, marginal, qui semble un peu à part de la fiction…

Ekoué :

C’est une sorte de métaphore sur le destin de ce quartier, et le destin de nos personnages. Il court après l’argent comme on court après sa dose, il vend un vélo volé sur le parvis central, de main à main, comme on vend un bar. Mais l’idée de cette allégorie, c’était aussi que chacun puisse y mettre ce qu’il souhaite.

Mais vos personnages semblent un peu dépossédés de leur business par la gentrification du quartier. Quel est votre regard sur cet embourgeoisement ?

Ekoué :

Il y a une mutation radicale qui s’opère, et il y a donc urgence de parler du point de vue de ceux qui seront les premiers à partir. De leurs préoccupations au quotidien face à ça, pour vivre, se loger, se nourrir… Mais on n’est pas dans une approche manichéenne. Nous-mêmes, on ne vit pas en dehors de la société de consommation ; de l’argent, tout le monde en veux. On filme des gens dans leur effort de faire ce qu’ils peuvent, et ça suffit pour raconter une histoire.

Pourquoi ces personnages sont-ils les « derniers parisiens » ?

Hamé :

On avait envie de montrer quelque chose qui n’existe plus, ou qui n’existera plus. C’est la fin d’une séquence, la fin d’un certain Pigalle. Le nôtre, celui qu’on a connu et qu’on a fait revivre le temps de ce film. Peut-être que ça renaitra ailleurs, peut-être pas. On ne sait pas ce qui va naître, mais on a un gros doute. Il y a un mouvement des classes populaires vers la périphérie, tandis qu’on voit fleurir à Pigalle les mêmes enseignes que dans tous les centres-villes du monde. Le quartier se « touristise », et on n’a pas encore tout vu. Ce qui arrive, ça fait frémir. Dans cinq ans, Pigalle va être une sorte de parc d’attraction vidé de substance, où il n’y aura plus de petit peuple. Ce sera une machine à faire beaucoup de cash avec le paravent du luxe, de l’hôtellerie. Accompagné de toutes les prédations foncières qu’on peut imaginer. Il y a un projet, par exemple, qui s’appelle la Cité Lautrec, qui va s’étendre sur des centaines de mètres à la ronde autour de la Place Blanche. Ça annonce bien qu’on est à la lisière de quelque chose de nouveau qui balaie les vieilles cartes. Mais ce n’est pas non plus de la nostalgie, on reste tourné vers le présent et l’avenir.

Il y a pourtant une vraie mélancolie qui se dégage du film…

Hamé :

Il y a de la mélancolie, c’est sûr. C’est l’histoire de retrouvailles de deux frères, avec une espèce d’amertume et le sentiment d’avoir fait ce qu’ils ont pu. Arezki dit ça à son petit frère. Mais même en ayant fait ce qu’ils ont pu, il ne leur reste plus rien. Leurs trajectoires sont très fragiles, précaires. Pas simplement d’un point de vue matériel, mais aussi du côté de leurs sentiments. Il y a une charge émotionnelle de ce côté-là dans le film dont on n’avait pas du tout mesuré la force avant le tournage. C’est un retour qu’on a souvent de la part des spectateurs quand on l’a présenté. Face au bruit et la fureur du début, qui peut être rédhibitoire, on passe de l’autre côté du cliché avec la relation entre les deux frères, et les choses à vif qui sont dîtes sur une terrasse de café.

Ekoué :

Après, ça reste des histoires de magouilleurs, de gens auxquels on ne prête pas un regard dans la rue, et je peux concevoir que sa rebute une partie du public. Il y a des gens qui nous méprisent profondément, et ça ne les intéressera pas de voir ça. Ils veulent voir des histoires de prison, mais seulement si le voyou est lumineux, s’il a une belle gueule, un grand cœur et de l’humour. Il faut que le gars, finalement, à part la prison, il ait tout pour lui si ça doit être le héros de leur film… ! Sauf que nos personnages, tout le monde n’a pas forcément envie de s’assoir et de prendre une bière avec eux !

Quel est le lien entre votre travail avec le groupe de rap La Rumeur et celui de cinéastes ?

Hamé :

Ceux qui aimeront ce film, ils l’aimeront pour les mêmes raisons qu’ils aiment ce qu’on fait avec La Rumeur. La Rumeur, ce n’est pas un emballage commercial qui se vend à coup de milions d’euros de marketing. On est suivis par des gens qui aiment ce qu’on a dire et la manière dont le dit. Le film ressemble beaucoup à la musique qu’on fait. Dès le début, on ouvre les portes de notre Pigalle, au ras du trottoir et des bars. Et le film fonctionne, parce qu’un renversement s’opère : on finit par s’attacher à ces personnages qui peuvent faire peur au début. C’est la dialectique du film.

Ekoué :

On ne se place pas dans une lignée de cinéastes de salles obscures. Ce qu’on veut faire, en qu’artistes, mais aussi en tant que pamphlétaires – puisque on a créé un magazine qui nous a valu un illustre procès – c’est de faire voler en éclat cette peur et ce mépris des pauvres, des quartiers populaires. Avant que le hip-hop arrive, les prolos, les gueules cassés, étaient exclus du monde la musique. Aujourd’hui, c’est un peu pareil pour le cinéma : les personnages des Derniers Parisiens, ils ne sont bons que pour les films « case diversité ». C’est pour ça que les gens des banlieues sont totalement hermétiques au cinéma d’auteur français. Mais nous, ce qu’on a envie de dire, c’est que c’est des français comme les autres, qui prennent les mêmes métros, qui ont les mêmes problèmes. On veut montrer à ces gens qui nous méprisent ce qu’ils refusent de voir. Ceux qui se placent du côté de la gentrification pensent que la vague va les épargner, nous on a envie de leur dire : « attention ! ». Le pire est à venir. En 2004, on a sorti un album qui s’appelait Regain de tension, parce qu’on avait besoin de dire que ça commence à chauffer. Et quelques mois après, c’était les émeutes de 2005.

Vous ne pensez pas que certains n’iront pas voir ce film à cause des stéréotypes qui entourent la culture hip-hop ?

Ekoué :

Ce film, il a son public, c’est sûr. Mais en même temps, on n’a pas envie que ce soit juste une petite sensation branchée. Regardez aujourd’hui qui vend le plus de disques en France, qui fait le plus de vues sur Internet : ce sont les groupes de rap, la culture hip-hop. PNL remplit Bercy en quelques jours, plus aucun artiste de chanson française ne fait ça aujourd’hui. Le hip-hop, c’est une des seules formes culturelle réellement métissée socialement, et qui regarde et filme la société telle qu’elle existe vraiment.  C’est en ça que notre film s’inscrit dans la filiation du hip-hop, même s’il n’y a pas de rap dans Les Derniers Parisiens.

Hamé :

Ce qu’on espère, c’est que ce film creuse son sillon, et en appelle d’autres. Mais on est surpris par la diversité des gens qui parlent et aiment notre film. La force d’un film, c’est qu’il transcende les générations et les particularismes culturels.

Ekoué :

En même temps, quand Mean Streets est sorti, je ne suis pas sûr que les WASP de Manhattan aient eu très envie de voir ce film qui parlait des italo-américains – qui sont un peu les noirs et les arabes d’aujourd’hui. Pour continuer le parallèle avec le hip-hop, nous, on arrive dans le cinéma comme quand Wu-Tang est arrivé dans le rap : on arrive avec des voix caverneuses, des sales gueules, des sales histoires. Il y a quelque chose de sale là-dedans, mais aussi quelque chose d’irrésistible.