Guy Maddin, le médium

Scénariste, réalisateur

Inclassable trafiquant de photogrammes, Guy Maddin tourne depuis plus de vingt-cinq ans des films souvent marqués par l’esthétique d’un cinéma primitif. Comme un chant d’amour à ces images du passé, parfois irrémédiablement perdues, le réalisateur de Careful, assisté par son complice Evan Johnson, a conçu un diptyque : La Chambre interdite, un film de cinéma, et Séances, un site internet interactif. Avant la présentation du site au début de l’année prochaine, le film arrive sur nos écrans. Fascinant collage cinématographique à la fois drôle et savant, expérience inclassable où Mathieu Amalric côtoie Udo Kier et Charlotte Rampling, entre autres, La Chambre interdite est un condensé de l’art de Guy Maddin. Venu présenter le film à l’Étrange Festival, le cinéaste s’est entretenu avec nous de sa genèse et de sa passion pour un cinéma disparu.


Quelle fut l’étincelle à l’origine du film ?

Cela fait des années que je suis obsédé par les films perdus. Quand, à la vingtaine, j’ai commencé à m’intéresser sérieusement au cinéma, on trouvait les vieux films sur VHS. Et je voulais découvrir l’intégralité des films d’Alfred Hitchcock ou de F.W. Murnau, et bien d’autres encore. C’est là que j’ai compris que certains films étaient impossibles à trouver, quel que soit le support. Parfois détruits, pour cause d’irrémédiable détérioration de la pellicule ou tout simplement disparus dans la nature. Je suis devenu hanté par cette idée : pourquoi ne peut-on pas voir The Mountain Eagle d’Hitchcock ? Un jour, je me suis dit : si je veux voir ces films, je n’ai qu’à les tourner moi-même. Ce qui partait comme une idée un peu stupide est progressivement devenu une réalité. Si on remonte à la fin du XIXème siècle, on constate que le personnage de Salomé a intéressé plusieurs artistes : Oscar Wilde a écrit sur elle, Gustave Moreau l’a peinte, il y a eu un opéra de Strauss. Je me suis dit : pourquoi ne pas considérer ces films perdus comme des textes sacrés et en faire ma propre adaptation ? Et c’est au cours d’une de mes visites en France que j’ai eu une autre révélation. En cherchant les horaires d’un film sur mon guide culturel, j’ai vu le mot « séances », et, en anglais, le mot séance désigne une séance de spiritisme. Et je me suis souvenu que le cinéma était un art hanté, que ce que vous voyez dans l’obscurité est quelque chose qui n’est pas vraiment là, qui a été, mais qui n’est plus. C’est en cela qu’il se rapproche du spiritisme. Je me suis dit que je pouvais faire ces films, comme si je prenais contact avec les esprits de ces films qui n’ont jamais vraiment trouvé le repos, qu’ils étaient dans des limbes, dans l’au-delà du cinéma, incapables d’être projetés devant un public.

Comment le projet a-t-il été initié ?

Comme il y a plus d’argent dans le cinéma que dans les nouveaux médias, mon partenaire créatif, Evan Johnson, et moi, on a décidé de le monter comme un long-métrage, qui serait un compagnon du projet internet que nous avions en tête dès le départ. Ils ont une importance égale pour nous. L’un d’entre eux s’appelle La Chambre interdite, et nous aurions de quoi monter encore dix films, avec le matériel que nous avons enregistré. Le site web s’appelle Séances, et il sera en ligne au premier trimestre de l’année 2016.

Comment avez-vous travaillé avec Evan Johnson ?

J’adore notre collaboration. C’est un de mes anciens étudiants, donc il est beaucoup plus jeune que moi, nous avons vingt-sept ans d’écart, pour être précis. Mais il a perdu le respect pour mon grand âge, il y a bien longtemps déjà. Nous nous disputons beaucoup, de façon créative, bien sûr. Et c’est quelque chose de très peu canadien, finalement. Les Canadiens sont tellement polis, tellement à la recherche du compromis. Mais ce n’est vraiment pas notre cas. On se comprend, et très souvent, on ne choisit ni l’argument de l’un ni celui de l’autre, mais nous trouvons une troisième voie, une troisième solution, bien meilleure que celles que nous avions envisagées, chacun de son côté. Je sais que les Français aiment ça : on allume la télévision et on les voit fumer et se disputer. C’est comme ça que vous fonctionnez. Quand je regardais les chaînes françaises à l’époque, sur TV5, de la fumée sortait carrément de mon téléviseur.

Avez-vous commencé par écrire les segments avant de concevoir le scénario d’ensemble ?

Nous avons commencé par écrire les segments, sachant qu’il y aurait un film autour, donc ils avaient déjà des points communs. J’ai toujours voulu voir jusqu’à quel point je pouvais aller en écrivant des histoires qui s’imbriquent, combien de couches je pouvais superposer. Le grand et mystérieux écrivain français Raymond Roussel m’a inspiré. Il m’a donné de l’audace : ses poèmes, ses pièces sont parfois difficiles à lire, mais ses textes sont magnifiques, exaltants et parfois très compliqués à décrypter. Quand il est mort, je crois qu’on l’a retrouvé enfermé chez lui, avec une clef dans la main. On ne sait pas s’il voulait sortir ou s’il venait de s’enfermer. C’est une fin parfaite pour cet auteur si énigmatique.

Est-il plus difficile de produire un film aujourd’hui qu’il y a plus de vingt ans, quand vous avez réalisé Careful ?

C’était plus facile il y a vingt-quatre ans : je faisais seulement mon troisième film et je pense que certains investisseurs se disaient qu’une grande carrière hollywoodienne m’attendait. J’ai probablement eu plus d’argent pour Careful, mais une autre chose m’a aidé à l’époque : j’étais effrayé et bourré d’adrénaline, du coup, je sautais du lit chaque matin à cinq heures pour me plonger dans l’atmosphère du tournage. J’étais excité et surtout étonné de voir que je n’étais pas paresseux en fait, après l’avoir cru pendant plus d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui c’est peut-être un peu plus dur. Mais le plus difficile était le long temps de développement du projet. Quand je vois un film qui a eu du mal à se faire, je me moque un peu, finalement, de savoir s’il est bon ou pas, un part de moi compatit pour le réalisateur, ou pour sa compagne.

Quelles œuvres perdues vous ont inspiré ?

Pour nous documenter, avec Evan, nous avons fait des recherches dans de vieux numéros de Variety. Le magazine existe depuis 1902 et propose, entre autres, des synopsis de films hollywoodiens ou de productions importantes du reste du monde. Mais il omettait énormément de productions en provenance du Japon, d’Union soviétique, ou des premières années du cinéma russe, de Hongrie ou de Bolivie, ou d’Égypte. Ou des films tournés par des gens hors du système, des films tournés par des Amérindiens, par exemple. Parfois, des films étaient détruits pour des raisons politiques ou religieuses. Parfois, certains étaient censurés avant même d’être tournés. Edward Chodorov était sur le point de tourner un film The Lynching of Elizabeth Taylor –pas la comédienne, bien sûr –, quand il s’est retrouvé sur la liste noire, pendant la chasse aux sorcières dans le Hollywood des années 1950. Il y a des millions de raisons pour que les films soient perdus. Il existe aussi une chaîne de télévision perdue, la DuMont, qui a existé du milieu des années 1940 au milieu des années 1950. Quasiment tous ses programmes ont été détruits. Il y avait, entre autres, un talk-show animé par James Mason, auquel a participé Richard Burton. Heureusement, Jackie Gleason, lui, a eu la bonne idée de faire des kinéscopages en 16mm de son show et il subsiste des épisodes de The Honeymooners. Mais vous savez, cette recherche frénétique nous a fait devenir gourmands : nous avons commencé à tourner ici, à Paris, un segment consacré aux Trois Stooges, intitulé Hello Pop, longtemps considéré comme perdu. Pendant que nous le tournions, une copie de l’original, en technicolor, a été retrouvée en Australie, ce qui nous a contrariés. Je les adore, et en temps normal je serais ravi qu’un de leurs films soit retrouvé, mais pas quand je suis en train d’en tourner ma propre version.

Pourquoi les intertitres sont-ils en français ?

Il existe une version française et une version anglaise des intertitres. J’ai un souvenir merveilleux de tournage avec Jacques Nolot qui ne parle pas un mot d’anglais. Il se faisait des cartons avec ses dialogues en anglais retranscrits de façon totalement phonétique. C’était tellement beau. Je n’ai jamais vu de l’anglais autant ressembler à du français. Et ces acteurs français ou québécois se retrouvent à parler anglais dans ce film avec des intertitres français, ce qui me réjouit. La méthode de Jacques s’apparente à ce que nous avons fait du script. En utilisant Google translate et en les faisant passer par dix-sept langues, j’ai pu donner de la musicalité à nos dialogues. Quand je les écris, je trouve toujours qu’il y a quelque chose de pompeux, d’un peu trop littéraire. Mais cette manipulation leur fait perdre ça. J’ai le même rapport dans mon travail sur l’image. Je tourne en numérique, mais ce qui m’inspire est constitué de films tournés sur pellicule. Je fais référence à la pellicule qui se détruit, qui s’abîme, mais en même temps, c’est aussi vraiment un film numérique. Je voulais qu’il soit les deux à la fois. En fait, sur le site internet, les ruptures seront bien plus caractéristiques du numérique, comme le DataMoshing (sorte de bouillie de pixels qui se produit sur certains fichiers vidéo visionnés sur Internet).

Le projet « Séances » sera-t-il interactif ?

D’une certaine façon, tout film est interactif, finalement. Mais ce projet aura une singularité : chaque utilisation donnera lieu à une combinaison unique d’images pour le spectateur. Le film sera créé et aussitôt détruit. Il y a un générateur de titres pour chaque film. Le premier que nous avons créé était : Wise Trumpets of the Milky Midnight ; je l’aime beaucoup et le film n’est pas trop mal, même si le titre est meilleur dans ce cas. Le programme l’a créé, puis il l’a perdu, comme convenu. Il est désormais dans notre cimetière de films, c’est le premier. J’espère qu’il y en aura plein d’autres.