Tralala

L’art de la désinvolture

Tralala (Mathieu Amalric) est chanteur de rue à Paris. Un beau jour, il rencontre une femme (Galatéa Bellugi), qui disparaît aussitôt. Il part sur ses traces jusqu’à Lourdes. Cette femme, qui surgit telle une apparition dans sa vie, va, malgré elle, le conduire à entretenir une mascarade au contact de celles et ceux qu’il rencontrera.

Un récit audacieux qui fait lointainement penser à Nadja d’André Breton, et qui avance par dérivations successives en interrogeant les notions d’incarnation et de croyance. Autant dire qu’il est question d’ontologie du cinéma sous le vernis écaillé de cette comédie musicale, qui s’applique à rester désinvolte à mesure que le malaise et la dissonance s’y installent. Rencontre avec ses auteurs-réalisateurs, Arnaud et Jean-Marie Larrieu.

 

Votre court-métrage Bernard ou les apparitions (1993) se situait à Lourdes. Un homme, un vrai (2003) comprenait déjà des compositions de Philippe Katerine. Y a-t-il avec Tralala comme un retour aux sources ? Et quel en fut le déclic ?

Arnaud Larrieu : Tralala a été écrit avant la crise sanitaire, au printemps 2019. C’était une écriture libre. Nous avions discuté avec notre producteur de notre envie de réaliser une comédie musicale, et de rencontrer Philippe Katerine. Ces envies étaient indissociables. Nous avons donc proposé à Philippe de jouer et de composer des chansons pour le film !

Jean-Marie Larrieu : Tourner un film à Lourdes était présent à notre esprit depuis un moment. Nous avions d’ailleurs écrit un début de série qui s’y déroulait. Il y avait surtout ce désir de comédie musicale.

Arnaud Larrieu : Cela faisait aussi quatre ans que tout ce que nous écrivions ne se tournait pas. Il y avait donc un mélange d’énergie et de désespoir en nous. D’où ce retour à Lourdes, sans doute. Le personnage de Mathieu Amalric s’y rend en désespoir de cause. Et puis, Philippe Katerine avait écrit cette chanson, Les Sept Vierges, qui nous a inspiré un personnage nommé Tralala qui se rend à Lourdes et qu’on prend pour un autre que lui. L’autre influence provient de chez Jim Harrison, qui raconte qu’en se baladant dans une ville américaine, il a été pris par des gens pour un homme disparu vingt ans plus tôt. Il s’en est défendu, arguments à l’appui, mais les personnes face à lui n’en démordaient pas. Nous avons donc croisé ces deux histoires : celle d’un homme qui recherche une improbable fille en bleu, qui est peut-être la Sainte Vierge, et qui, arrivé à Lourdes, est pris pour quelqu’un qui a disparu il y a longtemps et qui s’accroche à cette histoire.

Cette fille en bleu, qui apparaît dans sa vie subitement, est incarnée par Galatéa Bellugi, qui jouait dans L’Apparition de Xavier Giannoli. Son personnage y prétendait avoir vu la Vierge. Comme si les films se superposaient entre eux et faisaient ainsi apparaître des fantômes…

Arnaud Larrieu : À propos de fantôme, celui de Pattie, de notre film 21 Nuits avec Pattie, nous a hantés pendant un moment. Dans ce film, c’est ce qu’on a le plus découvert : la chorégraphe Mathilde Monnier jouait une morte, un fantôme amateur. Pour le personnage de Galatéa, nous cherchions aussi une Vierge amateur. Elle incarne l’objet d’une apparition pour les autres, mais ne sait pas qu’elle apparaît.

Jean-Marie Larrieu : C’est vrai que nous avons un rapport intime d’enfance avec Lourdes et que ces histoires d’apparitions nous y renvoient. Un peu à la manière de Nadja de Breton. Y a-t-il un rapport à la folie ? À l’inspiration ? Tourner à Lourdes a cristallisé des choses assez anciennes pour nous.

Vous jouez aussi avec l’idée d’apparition-disparition que crée le port du masque. C’est à la fois un stigmate de la crise sanitaire, et un bon moyen de jouer à cache-cache avec les visages de vos acteurs !

Jean-Marie Larrieu : Ce n’était évidemment ni prévu ni écrit. Mais lorsque nous avons commencé à faire les repérages, nous étions en ville, face aux gens masqués. Nous nous sommes dit que nous allions intégrer ces masques à la fiction. Cela nous amusait de réaliser une comédie musicale masquée ! C’est la réalité qui dépasse la fiction.

Arnaud Larrieu : C’est un vrai choix de cinéma. Cette réalité nous fait-elle signe ? En veut-on ou pas ? Il est question d’apparition, donc cela faisait sens, et il nous semblait que l’enchantement qu’induit la comédie musicale reposerait ainsi sur une réalité plus dure et documentaire. Il nous a semblé évident d’accueillir cette idée.

Tralala d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu. Copyright Pyramide Distribution.
N’interrogez-vous pas aussi, dans ce film plus encore que dans les précédents, le pacte que vous scellez avec le spectateur consistant à lui proposer de croire à ce qui lui est donné à voir ?

Jean-Marie Larrieu : Le premier à croire dans le film, c’est Tralala lui-même, qui, à partir d’un briquet à l’effigie de Lourdes et cette jeune fille en bleu, se construit une histoire et va essayer de la vérifier. Il sera dépassé et va se retrouver embarqué.

Arnaud Larrieu : Notre cinéma interroge cette question : d’où vient la fiction ? D’où vient l’histoire chez les personnages ? Comment les personnages se fabriquent eux-mêmes l’histoire racontée par le film ?

Jean-Marie Larrieu : C’est comme les chansons : elles ne tombent pas du ciel, car c’est ensemble que les personnages construisent l’histoire qui va les relier. Les chansons partent d’eux. La comédie musicale est une possibilité, parce qu’ils vont être ensemble et vivre cette histoire-là. C’est la différence avec le film de genre, qui nous plonge immédiatement en lui. Ce qui nous intéresse, c’est la naissance du genre ; la manière dont, peu à peu, la comédie musicale s’installe de l’intérieur.

Arnaud Larrieu : Le phénomène du chant, même en religion, vient confirmer toutes les croyances. Quand Josiane Balasko chante Mon fils, c’est sa croyance absolue qui s’exprime. La chanson est une preuve par l’émotion. Tralala reçoit beaucoup des chansons que les autres déversent sur lui. Il doit se situer face à toute cette émotion.

Votre film raconte aussi, en filigrane, votre foi dans les pouvoirs du cinéma en général et de la fiction en particulier…

Arnaud Larrieu : Nous venions de traverser une période difficile, où nos projets avaient du mal à se monter quand Tralala est arrivé. En outre, avec l’essor des séries, le cinéma est un peu attaqué dans son pré carré. Cela a sans doute joué sur ce retour aux sources pour nous. Arrivent là-dessus le Covid et les confinements… Il nous a semblé vital de poursuivre notre projet et de le tourner malgré ce contexte. Nous avons fait notre casting par téléphone et par mail. Nous avons tourné très vite. C’était du cinéma en mode survie, Tralala !

Vous posez-vous la question de l’impact de vos films sur le réel ?

Jean-Marie Larrieu : Non, si ce n’est que nos films nous changent nous-mêmes, puisque nous en sommes les premiers spectateurs. Celui-là en particulier nous dépasse.

Arnaud Larrieu : Nous sommes des intermédiaires. Accueillir le monde, la vie, quand on écrit, c’est notre travail. Cela prépare le fait que, plus tard, cette vie et ce monde qu’on accueille se retrouvent transformés par la fiction qu’on a écrite. Il y a sans doute un retour.

Jean-Marie Larrieu : S’il y avait une petite chose qu’on souhaiterait voir perçue, c’est la désinvolture. Le côté « l’air de rien », « qui s’amuse », et que promène avec lui Philippe Katerine.

Arnaud Larrieu : Être légers sur des sujets abyssaux.

Jean-Marie Larrieu : Oui, désinvoltes. Pas directs. Pas militants. Ne pas asséner.

Arnaud Larrieu : Être dans une légèreté profonde. C’est très « katrinien » ! Philippe nous a beaucoup inspirés. Il se trouve qu’il travaillait sur son album quand nous préparions Tralala. Il disparaissait ; nous n’arrivions plus à le voir, tant et si bien que lorsque nous avons été prêts, il a cru qu’il ne pourrait plus tourner avec nous tant il était submergé. Celui qui nous avait inspiré le film disparaissait alors qu’on parlait d’une apparition et d’une disparition ! Notre complice Mathieu Amalric, lui, a toujours été là. Nous nous sommes dit qu’il allait se mettre dans les pas du disparu : c’était le scénario !

Tralala d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu. Copyright Pyramide Distribution.
Mathieu Amalric martèle le sol de son hyper-présence ; il est très physique dans sa manière d’incarner ses personnages, et en particulier Tralala…

Arnaud Larrieu : Ça pourrait être un paradoxe. Le cliché qui lui est associé est celui de l’acteur intellectuel, qui parle beaucoup, mais il est d’une expressivité physique très forte. Dans nos premiers films, quand il arrivait dans les plans, on lui disait d’en faire moins. C’était aussi par modestie : il cherchait à être réaliste, et nous lui demandions de faire plus « cow-boy ». Dans Tralala, nous avons davantage accueilli ce qu’il propose, même s’il a gagné en confiance avec le temps. Comme si, dans ce film, il utilisait encore plus son corps pour mieux recevoir les dialogues, les chansons des autres. C’est de la pure expressivité. Comme dans le cinéma muet. Souvent, il nous disait : « Je suis dans un film des années 1920 ! ». Quand Josiane lui chante la chanson Mon fils, il n’a que ses yeux, son visage pour exprimer tout ce qu’il ressent. Et ce qu’il fait est énorme !

Quelle est votre définition personnelle de la grâce ?

Arnaud Larrieu : C’est la légèreté, et Galatéa Bellugi.

Jean-Marie Larrieu : La grâce, ce sont des instants. Des gens la diffusent plus ou moins. C’est le cas de Galatéa. On arrivait sur le plateau, et elle était là, déjà à la bonne place. La grâce va avec l’innocence. C’est la légèreté au-dessus de l’abysse.

Arnaud Larrieu : Galatéa nous disait qu’elle ne comprenait rien au scénario en faisant les essais – qu’on a dû effectuer à distance -, mais elle jouait. Et quelque chose de naturel opérait. Ce qui me fait dire qu’il n’y a pas de préméditation dans la grâce.

Un exemple de moment de grâce qui a marqué votre vécu ?

Jean-Marie Larrieu : Toute rencontre amoureuse. Comme dit André Breton : « Un amour qui n’est pas lié au hasard n’en sera jamais un ».

Arnaud Larrieu : On ne travaille que comme cela sur un plateau. On n’achève une séquence que lorsqu’on sent qu’il s’est passé quelque chose. On a certes un scénario, une équipe, mais s’il ne se passe pas quelque chose qui nous dépasse tous, on n’a pas le plan. Cette grâce, nous la cherchons.