Happy birthday, Mrs President
Juliette Binoche fête les quarante ans de sa première montée des marches et officie en tant que Présidente du Jury du 78e Festival de Cannes (13-24 mai). Ça vous pose une femme ! Et une actrice. Petite revue de carrière (non exhaustive) de celle qui incarne le cinéma. Tous les cinémas.
Un César et une Coupe Volpi à Venise (Trois Couleurs – Bleu), un Oscar et un Lion d’argent à Berlin (Le Patient anglais), un Prix d’interprétation à Cannes (Copie conforme) : elle est une des rares actrices à avoir remporté le grand chelem ! Si le drame lui va bien, comme le montre la sélection ci-après des films préférés de l’équipe de BANDE À PART, n’oublions pas son rire inimitable, communicatif, et cette capacité à partir dans le comique (Un grand soleil intérieur), voire le burlesque (Ma loute). Et aussi cette appétence à chahuter son image, jouant sans fard (Caché ; Camille Claudel, 1915 ; Ouistreham) ou chiffonnant et bousculant la star, comme dans le sixième épisode de la deuxième saison de la série Dix pour cent. En boa encombrant sur robe chic (quelque peu chahutée) et talons échasses, elle y joue les maîtresses de cérémonie du Festival de Cannes. Certes, ce n’est que pure fiction, mais mine de rien, elle y évoque les dragueurs invétérés, le corps des femmes soumis au pouvoir des hommes et… merveille, la présence en compétition de douze films de réalisatrices, c’est-à-dire « la moitié exactement de la sélection cannoise ». Fiction, donc. Car dans la réalité, cette année la présidente du jury ne pourra se réjouir que de la présence d’un tiers de réalisatrices en lice pour la Palme d’or, qu’elle décernera le 24 mai : sept films sur vingt et un étant réalisés par des femmes …
Rendez-vous d’André Téchiné (1985)
Habituée du Festival de Cannes, où elle a reçu le prix de la meilleure actrice en 2010 pour Copie conforme d’Abbas Kiarostami, Juliette Binoche a connu une première montée des marches, il y a quarante ans, pour Rendez-vous d’André Téchiné. Quelques films, notamment avec Jean-Luc Godard (Je vous salue Marie), l’avaient déjà placée sur la carte du cinéma, mais ce premier rôle féminin, marquant, consacre sa révélation.
Si la mise en scène, toujours très fluide, d’André Téchiné lui valut justement le prix de la mise en scène (sa seule récompense cannoise), on peut dire avec un peu de recul que l’irruption de Juliette Binoche dans son cinéma et la construction de l’impressionnante actrice qu’elle va devenir restent la grande force historique de ce film. Sous le regard de Téchiné et en illustration du scénario, coécrit avec Olivier Assayas, chaque membre de la distribution joue sa partition dans ce drame qui illustre à merveille le concept de relation toxique, des décennies avant que l’expression ne soit sur toutes les lèvres.
Wadeck Stanczak, tout en intériorité fiévreuse, incarne l’amoureux éperdu et coincé ; Lambert Wilson, en manipulateur tourmenté, commence à construire un personnage qu’il reprendra, par exemple, dans un registre léger chez Alain Resnais (On connaît la chanson) ou pervers chez Jacques Doillon (Trop (peu) d’amour). Jean-Louis Trintignant, qui surgit, magistral, au mitan du film, fait merveille en metteur en scène de théâtre revenu de tout.
Mais on retient évidemment la façon dont Juliette Binoche habite son personnage de comédienne débutante, volontaire, mais cantonnée à des rôles subalternes dans des pièces de boulevard. La jeune actrice, d’une justesse folle, éblouit tant tout apparaît naturel quand elle est à l’écran. On perçoit pourtant déjà la grande maîtrise dont elle fait preuve, passant en un instant d’une émotion violente à une autre, du rire aux larmes, comme une démonstration du travail qu’elle fournira par la suite chez Michael Haneke, Krzysztof Kieślowski, Claire Denis ou Jean-Paul Rappeneau. Une révélation, on vous dit !
François-Xavier Taboni
Mauvais Sang de Leos Carax (1986)
Réalisé par un Leos Carax de vingt-cinq ans qui brise les codes, Mauvais Sang est un poème fébrile sur l’amour et la peur : moitié polar, moitié fable science-fictionnelle, le film est tout entier porté par une énergie anarchique, de longs plans-séquences, un montage syncopé, des émotions à vif. Dans ce chaos organique, la toute jeune Juliette Binoche entre par la grande porte dans la légende du cinéma français. Refusant toute psychologisation d’Anna, son personnage, elle laisse les sentiments surgir, sans mécanisme apparent. Elle ne joue pas, elle vit. Insaisissable, tour à tour présence réelle et mirage sentimental, elle impose sa capacité « à écouter ce qui vient, à faire confiance au vide. »
Alors que le film s’inscrit dans une époque rongée par l’angoisse (SIDA, crise sociale), Binoche existe pleinement, entre abandon et résistance, et devient l’incarnation même du désir comme dernier souffle vital. Elle exulte par son âme indomptée et fait de son corps un lieu de révolte. Dans un monde qui marchandait déjà la trahison et la peur, elle brûle d’un amour refusant d’être domestiqué ou expliqué. Elle est la fièvre impossible qui nous rappelle que nous sommes encore vivants, et incarne un féminisme assumé et sauvage, sans didactisme, revendiquant l’amour comme un acte de résistance contre la destruction. Dans un cinéma des années 1980 encore souvent réduit à des figures féminines figées, c’est une petite révolution. C’est aussi le début d’une carrière faite de choix et d’engagements puissants, où le corps et le cœur sont pleinement incarnés, porté par un amour inconditionnel du cinéma vivant, profond, libre.
Mary Noelle Dana
L’Insoutenable Légèreté de l’être de Philip Kaufman (1988)
Production américaine, cette excellente adaptation du roman de Milan Kundera, due à Jean-Claude Carrière et au réalisateur Philip Kaufman, est interprétée par des acteurs et actrices de différentes nationalités, tous et toutes s’exprimant en un anglais teinté d’un accent tchèque. Juliette Binoche se révèle très à l’aise avec ce choix phonétique plutôt artificiel et sa maîtrise de l’anglais va sous peu lui ouvrir les portes du cinéma anglo-saxon. Elle joue ici une jeune fille, Tereza, encore très gamine, qui se jette au cou d’un brillant chirurgien, Tomas (Daniel Day-Lewis), séducteur impénitent. Dans son premier rapport sexuel avec lui, elle se prête tout d’abord à un rituel médical ludique, puis se jette à corps perdu dans un échange érotique des plus sauvages. Une image antinomique qu’elle va conserver tout au long du film.
Elle peut ainsi, avec une grande sobriété émotionnelle, évoquer à Tomas, maintenant son mari, un rêve douloureux (sa jalousie à l’égard de sa maîtresse Sabina, incarnée par la très sensuelle Lena Olin), mais aussi se donner à un quasi-inconnu (Stellar Skarsgård), afin de mieux comprendre la légèreté morale et l’insensibilité de son mari. Ce don physique d’elle-même lui procure un étrange mélange de jouissance et de désespoir. Une complexité sentimentale que Juliette Binoche exprime souvent au moyen de regards d’une précision aiguë. Comme dans la scène où, après la répression militaire soviétique du Printemps de Prague en août 1968, un représentant de la censure (Lȧszló Szabó) lui confisque les photos qu’elle a prises lors des émeutes : c’est avec un subtil mélange de dépit et de mépris que Binoche fixe alors son partenaire.
Elle affiche une riche palette de sentiments, dont elle sait utiliser les moindres nuances, en particulier dans les scènes où la tension prédomine, comme celle où, obligée pour survivre de faire des photos de femmes nues, Tereza demande à sa rivale Sabina de poser pour elle. Cette dernière accepte, affichant tout d’abord un érotisme plutôt glacial, puis créant petit à petit une atmosphère de lesbianisme potentiel, qui met très mal à l’aise Tereza. Une fois les photos faites, Sabina demande à Tereza de se déshabiller, afin qu’elle puisse à son tour la photographier. Extrêmement gênée, passant toutefois à l’acte tel un animal traqué, Tereza se dévêt en se cachant et garde finalement sa culotte. Sabina la fait s’allonger à plat ventre et commence à lui ôter par à-coups ce sous-vêtement, ce qui soudain déclenche chez les deux femmes, qui se rendent compte alors de l’absurdité de la situation, un rire éclatant des plus complices. Une situation à la Blow-Up qui s’achève en comédie, dans laquelle les deux actrices ont toutefois joué avec le même érotisme d’une troublante vérité.
Dans ce film, Juliette Binoche s’est révélée capable d’exprimer avec le plus grand naturel aussi bien la gamme complète des sentiments primaires – de l’innocence enfantine à l’exaltation des sens, de la tendresse à la détresse – que des fusions d’émotions, comme cet amalgame d’étonnement teinté de jouissance à venir qu’elle éprouve devant le retour inattendu de Tomas, après leur séparation. Tout un univers émotionnel d’une grande richesse qu’elle savait déjà exprimer avec beaucoup de discernement et de retenue, affirmant son style de jeu qui nous a souvent laissés pantois d’admiration.
Michel Cieutat
Le Patient anglais d’Anthony Minghella (1996)
Quand le réalisateur Anthony Minghella choisit Juliette Binoche pour jouer Hana dans Le Patient anglais, c’est parce qu’il voit en elle la capacité rare de « devenir l’espace où les émotions vivent ». Refusant les injonctions des studios qui préféraient une star hollywoodienne, il impose la jeune actrice française pour sa vérité intemporelle et son intensité silencieuse, et fait d’elle une arme contre la barbarie. Devant nos yeux se déploie un minimalisme émotionnel bouleversant : chaque geste, chaque regard de Hana suggère un passé entier sans jamais tomber dans le pathos. Loin de toute performance spectaculaire ou technique, l’actrice incarne la compassion au cœur du récit. Sa performance est révolutionnaire parce qu’elle refuse la sentimentalisation habituelle des femmes dans les récits de guerre et devient l’âme d’une humanité blessée, mais invaincue. À chaque regard, elle arrache l’épopée des mains des généraux pour la rendre aux survivants silencieux. Elle sanctifie le chagrin et fait de la guérison un acte de rébellion. Le film, somptueux et bouleversant, adapté du roman de Michael Ondaatje, est une méditation sur la mémoire, la guerre et l’amour. Il remportera neuf Oscars, dont celui de la meilleure actrice dans un second rôle pour Binoche, consacrant son pouvoir de rendre l’intime universel sans rien céder à l’artifice. Sublime, tendre, lumineuse et intemporelle, Juliette Binoche établit cette année-là un modèle d’interprétation fondée sur la vérité intérieure, influençant toute une génération d’acteurs et d’actrices.
Mary Noelle Dana
Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax (1991)
C’est en pleine nuit que Juliette Binoche nous apparaît, boulevard de Sébastopol, pauvrement habillée, sale, un bandeau sur l’œil gauche, un sac en plastique dans une main, un carton à dessin dans l’autre. Peu après, elle découvre, inerte au sol, Denis Lavant, renversé par une voiture. Nous ne la verrons pas dessiner le portrait de ce clochard, que ce dernier découvrira incidemment plus tard, devenu entre-temps le compagnon de cette Michèle Stalens, vingt-quatre ans, 1 m 67, fille de militaire, atteinte d’une grave maladie des yeux et, depuis, partie en vrille. Ils se sont réfugiés, l’un et l’autre, sur le Pont-Neuf, fermé à la circulation pour cause de rénovation. Alex le clochard, cracheur de feu à ses heures, s’occupe tendrement de cette jeune fille à l’esprit volontaire, vêtue comme un garçon, mais au visage de gamine quelque peu perdu sous sa chevelure brune mal entretenue. S’il peut discrètement la regarder se laver, entièrement nue, à proximité de leur pont et lors d’une escapade au bord de la mer, s’il court éperdument avec elle le long de la plage dans le plus simple appareil, et la laisse soudain saisir son pénis en pleine érection, il devra néanmoins accepter le fait que son amour ne peut être partagé par celle dont la détresse régit l’existence.
Dans ces scènes de perdition temporairement occultée, Juliette Binoche a recours à un jeu physique, parfois exacerbé, qui impressionne et émeut à la fois, comme sa course effrénée dans les couloirs du métro, son euphorie alcoolisée sur le pont à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution française ou encore sa participation onirique à une délirante séance de ski nautique sur la Seine. L’expression virile de son désarroi fait place, à plusieurs reprises, à un jeu diamétralement opposé d’une très grande sobriété, comme lors de sa visite nocturne de Paris, où elle se couche sur le trottoir pour observer les jambes de danseurs dans le sous-sol d’un night-club, les percevant avec un douloureux mélange d’admiration et de frustration. Elle joue également ainsi dans cette autre séquence où elle énumère à son compagnon son petit nombre d’êtres chers. De même, vers la fin du film, quand, après une opération inespérée des yeux, elle revoit Denis Lavant au parloir de sa prison et ne peut que pleurer à l’évocation de leur court passé.
Ce rôle autant physique qu’émotionnel, la jeune actrice s’y était donné pleinement, comme elle l’avait déjà fait dans ses trois précédentes prestations majeures, Rendez-vous d’André Téchiné (1985), Mauvais Sang de Leos Carax (1986) et L’Insoutenable Légèreté de l’être de Philip Kaufman (1988). Mais, dans ce second film dirigé par son compagnon Leos Carax, elle n’avait pas reculé devant la nécessité de projeter une image rébarbative (malpropreté, aisselles non rasées, comportement vulgaire) et de prendre à nouveau des risques : après son saut en parachute dans Mauvais Sang, elle dut tourner une dangereuse scène sous-marine et courir sur le parapet du Pont-Neuf, reconstruit à l’identique de manière fulgurante par le décorateur Michel Vandestien à Lansargues, près de Montpellier. Ce rôle, en outre, lui a permis de nous offrir une autre partie de son talent artistique, puisque – à la demande de Leos Carax – elle avait accepté de dessiner les portraits figurant dans le carton à dessin de son personnage. Les Amants du Pont-Neuf la présentait surtout comme la future grande actrice de composition, que confirmeront, entre autres prestations, celle de Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont (2013) ou sa Coco Chanel dans la série télévisée The New Look de Todd A. Kessler (2024).
M.C.
Trois couleurs – Bleu de Krzysztof Kieslowski (1993)
Un accident de voiture. Julie survit. Son mari et sa fille, non. Il était un grand compositeur, mais l’on murmure que la musique venait d’elle. Plus morte que vive, rongée par le chagrin mais sans larmes, souriant même de façon énigmatique, Julie vend tout et s’installe incognito dans un appartement. Tandis qu’elle cicatrise extérieurement (seul un trait rouge subsiste sur son arcade sourcilière gauche), ses ravages intérieurs affleurent. Voici l’un des plus beaux rôles de Juliette Binoche, qui affiche une froideur de statue tandis que sous la carapace grondent des tonnerres de contradictions, que l’on pressent dans son immobilité. Krzysztof Kieslowski capte tout ce bouillonnement en la scrutant en gros plans : ce visage à l’ovale parfait encadré d’une coupe à la Louise Brooks, mais totalement fermé ; ces yeux qui ne voient plus rien autour, car elle ne veut plus d’amis ni d’attaches, ces « pièges », comme elle les qualifie. Et puis, il y a ce poing serré qu’elle violente contre les pierres saillantes d’un mur pour changer de souffrance, ce poing qu’elle pose souvent devant sa bouche pour ne pas crier, ne pas pleurer. Binoche est atone et vibrante à la fois dans ce rôle délicat qui évolue à petits pas. Car, décidée à rester murée en elle-même, Julie n’avait pas prévu la vie. L’assistant de son mari qui l’aime en silence depuis toujours, une voisine entrant chez elle et jouant avec les pampilles du lustre bleu lui rappelant l’enfance (et donc l’enfant), une nichée de souris qui s’invite dans un placard. Et puis, la musique de ce concerto que Patrice devait composer pour l’Europe et qui semble s’insinuer partout. Dans ses rêves et ses cauchemars, dans la lumière qui joue de ses reflets sur un mur, et même sortant de la flûte d’un clochard dans la rue. Kieslowski, depuis ses débuts, et surtout avec Le Hasard, Le Décalogue et La Double Vie de Véronique, filme l’impalpable, l’étrange, le lien. Avec Trois Couleurs – Bleu, sublime premier volet de sa sublime trilogie, il capte l’indicible et trouve en Juliette Binoche la parfaite interprète des douleurs intolérables et de la vie qui cogne aux parois pour revenir au jour.
Isabelle Danel
Un divan à New York de Chantal Akerman (1996)
Ce film marque la rencontre entre une actrice rayonnante sur la scène internationale (l’année de son Oscar pour Le Patient anglais) et l’univers cinématographique rigoureux de la Belge Chantal Akerman, dont l’approche est parfois qualifiée d’expérimentale. Bien que l’actrice ait toujours su naviguer entre cinéma populaire et exigeant sans perdre de sa force vitale, il est toujours jubilatoire d’assister à l’irruption d’une présence aussi familière dans une nouvelle cinématographie. L’actrice amène son bagage, toute une cinéphilie qui lui est associée, chez une cinéaste qui va la transformer. Binoche devient ainsi un peu Jeanne Dielman. Malgré tout, on retrouve l’actrice dans un domaine qu’on lui connaît : la romance. En revanche, le genre de la comédie romantique n’était guère associé d’emblée à Akerman, on pourrait ainsi plutôt affirmer que c’est cette dernière qui vient marcher sur les plates-bandes de l’actrice. Dans cet échange d’appartements transatlantique entre Béatrice (Binoche) et Henry (William Hurt), ouvrant la voie au choc culturel et aux quiproquos, c’est un peu la même situation qui naît de la rencontre entre la cinéaste et l’actrice. On retrouve l’énergie contagieuse de Juliette Binoche, ses subtiles complexités, sa manière de jouer l’étonnement, son rire légendaire. Cette présence lumineuse dialogue avec la signature de la réalisatrice : son traitement du geste quotidien, le rôle des objets, un certain fétichisme, et la frontière ténue entre fiction et documentaire. Akerman filme, à travers les yeux de son anti-héroïne, l’exil et l’altérité. Dans le personnage d’une ancienne danseuse, Binoche confronte sa gestuelle et sa posture, pleines d’énergie et de débordement, au cadre ordonné de l’appartement du psychanalyste. Son mouvement vital instinctif contraste avec son environnement, ce qui devient le carburant de la comédie, mais aussi le révélateur de la nature de l’actrice, à la maladresse charmante, un peu enfantine.
On sent qu’Akerman a voulu filmer Juliette, plus que Béatrice. C’est aussi une femme qui filme une autre femme. L’actrice, de Carax à Assayas, a été beaucoup filmée par des réalisateurs sous le charme, mais les réalisatrices l’ont également sollicitée : Claire Denis, Marion Laine, Diane Kurys, Danièle Thompson… Leur regard tend peut-être à faire tomber le masque de l’icône pour en révéler un portrait plus nuancé, contrastant avec la vision parfois idéalisée ou romanesque des réalisateurs. On aime aussi Juliette pour ses failles et sa gaucherie, ses doutes et sa candeur, parce qu’on la sent proche de nous.
Benoît Basirico
Caché de Michael Haneke (2005)
Un couple sans histoire. Il présente une émission littéraire à la télévision, elle travaille pour un éditeur, ils ont un fils de douze ans, des amis charmants et vivent paisiblement dans une maison cocon remplie de livres du XIIIe arrondissement de Paris. Et puis, arrivent des cassettes vidéo montrant un plan fixe de leur maison, des dessins d’enfants barrés de traits rouge sang, des coups de téléphone anonymes. De l’inquiétude à l’angoisse, le joli vernis qui recouvre la jolie vie de Georges et Anne se craquelle : car ce qui se passe est incompréhensible jusqu’à ce que celui-ci ait « un soupçon ». Anne/Juliette apparaît dans son quotidien le plus prosaïque : d’abord une voix, puis un corps de dos en train de préparer le dîner. Habillée de noir ou de gris, peu ou pas maquillée, elle est féminine sans éclat. Avec la peur pointent l’agacement, le questionnement, puis l’angoisse sourde. Et la blessure que son mari ne « communique » pas plus avec elle sur ce qui est en train de se passer. C’est un film (grandiose) sur la culpabilité. Et aussi sur la contamination du mal. Le couple est rongé par ce qui arrive dans leur vie. Face à Daniel Auteuil, en apparence impassible, Juliette Binoche se décompose peu à peu, grignotée lentement de l’intérieur, son visage passant par toutes les nuances de l’interrogation purement intellectuelle à la trouille animale, jusqu’à une crise de larmes qui la secoue littéralement. Et nous avec. Elle est Anne, épouse et mère, sage et rangée, et son trouble lorsque son fils évoque l’hypothèse de son infidélité reste à jamais gravé dans nos mémoires.
I.D.
Copie conforme d’Abbas Kiarostami (2010)
Quand Juliette Binoche reçoit le prix d’interprétation féminine à Cannes en 2010 pour Copie conforme, elle a plus de vingt-cinq ans de carrière, un César, un Bafta, un Oscar, un sacre à Venise pour Bleu et à Berlin pour Le Patient anglais. Son incarnation de l’héroïne du long-métrage d’Abbas Kiarostami constitue une nouvelle pierre sur son chemin. Et une pièce de choix. Un personnage sans nom ni prénom. Une femme. Une Française. Une galeriste. Un être de tous les possibles, comme celui de la rencontre avec un écrivain anglais joué par le baryton William Shimell. De la première approche à son dernier plan, l’actrice apporte une vibration unique. Une intensité qui lie sa présence physique et charnelle à une émulation par l’échange et la parole. Tout l’art de la comédienne trouve une harmonie particulière dans sa symbiose avec le film et avec le cinéaste qui, pour la première fois, tourne hors d’Iran et avec une tête d’affiche internationale, féminine, dévoilant ses épaules, ses bras, son décolleté, ses jambes, ses pieds.
Entre ruelles et cyprès toscans, Binoche a des airs de vedette italienne : chevelure brune relevée, robe fluide, bretelles et éphémère en pendentif descendant vers le sillon de ses seins. C’est Lucia Bosè, Anna Magnani, Silvana Mangano et Laura Morante que la Française évoque et salue via ce pas de deux de séduction. Un duo d’étrangers hors de chez eux, en mode inversé au couple en crise de Voyage en Italie de Roberto Rossellini. Il y a un peu d’Ingrid Bergman aussi dans la présence terrienne et tremblée à la fois de Juliette Binoche, au cœur de cette joute sensuelle et intellectuelle. Son jeu en langue anglaise n’empêche ni la vérité du sentiment ni le délice ludique du mensonge. Elle excelle dans la maîtrise de son travail, dans le plaisir à le faire, et dans le lâcher-prise de l’offrande à l’objectif, à l’image de ce plan où elle se maquille et s’apprête face à la caméra devenue miroir.
Olivier Pélisson
Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont (2013)
Une épure. Juliette Binoche sans fard. Uniquement présente à être Camille. La douleur de l’enfermement, l’incompréhension de ce qui l’entoure, la certitude paranoïaque que d’aucuns veulent l’empoisonner, la rage d’être impuissante. Et l’infime espoir de l’attente aussi, puisque Camille Claudel, 1915 raconte comment l’artiste, transférée depuis quelques semaines dans cet hôpital psychiatrique du Vaucluse, attend « Petit Paul », son frère Paul Claudel, dans l’espoir vain qu’il fera quelque chose pour la sortir de là. L’actrice est ici dépouillée de tout. Comme ce personnage de Camille, sculptrice de génie, internée de force et qui n’a plus personne, plus rien : ni sa famille, ni son atelier, ni son art. Binoche porte une méchante robe sombre, pas de maquillage. Elle a quasi l’âge de son personnage et se jette à corps perdu et émotions retenues dans les abîmes de cette femme empêchée. Pas de cris, peu de larmes, elle subit, elle endure. Les veines de son visage battent, son teint se perd dans les grisailles du décor, elle tente en vain de dessiner, ramasse une poignée de boue qui ne prend aucune forme sous ses doigts. Ses yeux s’écarquillent et la colère monte lorsque des pensionnaires au sourire de traviole l’approchent, lui tendant un miroir qu’elle refuse. C’est le septième film de Bruno Dumont depuis L’Humanité (1999), et le premier qu’il tourne avec une actrice célèbre. Car c’est l’aura de l’artiste qui l’intéresse ici. Et il a bien raison : par tous les pores de sa peau diaphane, Binoche respire le talent. Elle est de tous les plans et elle y est magnifique de perdition. Et puis, dans un salon, un vase avec des fleurs fanées, sur une cheminée, et dans son regard passe une ombre qui dit la poésie et la beauté de ce qu’elle voit là. La tristesse aussi, peut-être.
I.D.
Sils Maria d’Olivier Assayas (2014)
Dans Sils Maria, sa deuxième collaboration avec Olivier Assayas après L’Heure d’été en 2008 (ils se retrouveront pour Doubles Vies en 2019), Juliette Binoche incarne Maria Anders, une actrice confrontée au temps qui passe et à un rôle qui le lui fait sentir. Face à Kirsten Stewart, dans la peau de son assistante personnelle, Binoche se montre plus exploratrice que jamais. Prenant appui sur son habile partenaire et sur de brillants dialogues, d’où émane une profonde réflexion sur le travail d’acteur et la marche du monde soumise aux évolutions technologiques (entre autres évocations), elle glisse de la colère à la joie, en passant par le dépit, le chagrin, le désarroi, l’espoir, scandant certaines séquences de ses caractéristiques cascades de rire. À l’image du nuageux serpent de Maloja qui nimbe les collines suisses de sa présence mystérieuse, ce film déploie son récit sinueux, où les affres de la profession d’actrice se teintent de grandes questions existentielles. On connaît la curiosité intellectuelle de Juliette Binoche, sa quête spirituelle, qui fut notamment nourrie par son amitié avec l’écrivaine et théologienne Annick de Souzenelle. Au cœur des alpages suisses, dont la mythologie fut cultivée par Nietzsche et les romantiques, on l’imagine apprivoiser avec gourmandise ce texte complexe et ce personnage en chemin vers la maturité. Sa présence est intense dans ce film. Elle y apparaît vulnérable et irradiante à la fois, avançant en funambule audacieuse entre maîtrise et abandon.
Anne-Claire Cieutat
Ouistreham d’Emmanuel Carrère (2022)
Quand Marianne pose ses bagages à Ouistreham, elle dissimule son passé de grand reporter auprès de France Travail et de ses nouveaux collègues agents d’entretien. En s’immergeant parmi ces « invisibles », elle cherche à réaliser un noble dessein : comprendre profondément de l’intérieur, charnellement plutôt qu’intellectuellement, la précarité sociale et salariale.
Inspiré de Florence Aubenas, le personnage de Marianne est interprété par Juliette Binoche. De l’actrice, nous connaissions la ferveur à défendre des causes justes, l’aptitude prodigieuse à s’abandonner dans les rôles qu’elle interprète, ainsi que la filmographie prestigieuse. Dans Ouistreham, nous (re)découvrons ce qu’il y a d’ordinaire chez elle. Le visage naturel d’une femme ne voyant pas l’intérêt de se maquiller pour passer la journée à nettoyer des toilettes. Le regard vide d’une personne dévouée à une tâche machinale : ranger une cabine de ferry en quatre minutes. Les cernes consécutifs à des réveils forcés pour aller travailler. La toux entre deux portes et la voix fatiguée auxquelles elle ne prête pas attention. La comédienne s’est battue pour faire exister Marianne sur grand écran : Florence Aubenas refusait que le récit de son expérience, Le Quai de Ouistreham (2010), soit adapté au cinéma. À moins d’en confier la réalisation à Emmanuel Carrère. Juliette Binoche a su le convaincre. Il n’est pas anodin que ce personnage s’appelle Marianne. Symbole de la République française, ce prénom désigne La Femme, celle à qui chacun est appelé à s’identifier. Et nous aurions pu être la Marianne de Carrère. Son plaisir à être en silence devant la mer. Sa juste distance devant un homme qui lui fait les yeux doux. Son amour pour un cadeau de pacotille parce qu’il lui a été offert par une amie sans le sou. Mais aussi son besoin de cacher la vérité sous peine de voir s’effondrer ses plans et ses nouvelles amitiés. Jouer Marianne quand on est Juliette, c’est incarner le labeur autant que la joie, la trahison au même titre que la sororité. Une multiplicité d’émotions. Mais plus Ouistreham se déploie, moins on sait si c’est une actrice qu’on regarde. Juliette Binoche se fond parmi les acteurs non professionnels auxquels elle donne la réplique, tous plus justes les uns que les autres. Certains d’entre eux étant réellement agents d’entretien. Juliette et Marianne semblent se confondre. Il n’est jamais aisé de croire en la vulnérabilité sur grand écran. Mais devant la vérité brute de Juliette Binoche et de ses partenaires, nous voilà face à des cœurs nus.
Hélène Robert
Le Lycéen de Christophe Honoré (2022)
Il y a des actrices qui nous accompagnent sur les écrans depuis si longtemps qu’une sensation de proximité, un sentiment d’appartenance familiale se mêle à notre mémoire rétinienne. C’est le cas de Juliette Binoche, apparue dans notre champ de vision en 1985 chez Godard (Je vous Salue Marie) et chez Téchiné (Rendez-vous). Cette jeune femme multi-talentueuse (actrice, danseuse, peintre) est devenue rapidement l’emblème d’une nouvelle génération d’artistes. S’ensuivent quarante-deux ans de carrière, où nous avons vu croître son feu intérieur et sa soif incessante pour le 7e art. Au gré des années, elle a été capable de se réinventer à chaque fois sur grand écran et rares sont les périodes où elle n’y est pas apparue. Aux côtés de la blondeur de Catherine Deneuve, de la rousseur d’Isabelle Huppert, son tempérament de brune piquante a rejoint notre panthéon d’actrices hexagonales préférées, dont l’élégance égale la qualité des choix artistiques, nombreux, sans failles.
« Juliette fait croire au cinéma. Travailler avec elle sur un plateau ouvre des possibilités de fictions multiples. Juliette est aussi une actrice complice, on sent qu’elle aime l’idée qu’on fait un film à quelques-uns, en cachette, comme un complot. Il y a chez elle un besoin fort d’appartenir à un réseau secret, solidaire, travailleur, qui œuvre à la naissance du film. C’est très joyeux, cette proximité dans le travail, et c’est très précieux ». Les propos de Christophe Honoré au sujet de Juliette Binoche, longtemps attendue, longtemps désirée dans son univers, sont éloquents. Il les a tenus à l’issue de la réalisation de son film Le Lycéen (2022), première expérience de tournage avec la star. Elle y interprète une mère de province devenue brutalement veuve et faisant front à la séparation de ses deux fils, l’un post-adolescent (Paul Kircher) et l’autre plus mûr (Vincent Lacoste), s’émancipant du cocon familial pour partir à Paris. Juliette Binoche tient un second rôle prégnant dans ce film et s’y révèle d’une exceptionnelle densité. Tour à tour submergée par les événements, fébrile, tendre, joyeuse et paradoxalement très forte, elle réitère le miracle de ces actrices capables de se fondre dans l’esprit et le corps d’une totale inconnue, sans en avoir l’air, avec une crédibilité parfaite. Aussi simple que puisse paraître l’acte de rebattre les cartes pour obtenir de nouvelles combinaisons à jouer, il s’agit en réalité d’un tour de force ne devant rien au hasard : c’est le don d’une actrice prestidigitatrice proprement magique.
Olivier Bombarda