Chaplin au féminin

#4 Edna, Pola, Peggy : trois femmes pour un film

L’année 2019 marque le 130e anniversaire de la naissance de Charles Chaplin, ponctués de plusieurs événements, dont la sortie en salle de dix longs-métrages et un programme de trois courts-métrages Charlot s’amuse. Bande à Part vous propose un feuilleton critique sous l’angle du féminin, choisi par par Nadia Meflah, pour réinterroger son œuvre.

Lorsqu’on évoque Paris au cinéma, Chaplin est souvent oublié. Et pourtant, avec son premier long-métrage, L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923), il signe une romance cynique au cœur de la capitale française. Encore aujourd’hui, il demeure son film le plus méconnu, le plus sombre aussi. Portrait d’une femme aux multiples facettes, épure romanesque, trois femmes entourent la création de ce conte cruel : Pola Negri, Peggy Hopkins Joyce et sa fidèle Edna Purviance.

 

Le récit de Marie

 

Quelque part dans le sud de la France. Une maison isolée. Marie St Clair vit avec son père, un homme sombre et taciturne, qui enferme à double tour sa fille dans sa chambre. Le sexe de Marie lui appartient. Le père ogre y veille, ombre menaçante, silhouette aux aguets. Un jeune homme au-dehors attend Marie : Jean, pour qui elle enjambe la fenêtre ; Jean, pour qui elle défie son père. L’amour donne des ailes. Elle revient à la maison, la porte ne s’ouvre pas, son père la renie. Son sexe est impur, elle n’est plus digne d’être sa fille. Alors elle part rejoindre son amant, ils vont prendre le train pour Paris ; oui, ce soir, ils seront enfin ensemble. Mais Marie partira seule. Elle a tellement attendu Jean, qui n’est jamais venu. Resté auprès de sa vieille maman, alors que son père vient de mourir, Jean a choisi la mère et non l’amante. À Paris, Marie n’est plus Marie St. Clair, mais une demi-mondaine entretenue par un homme qui aime les femmes, Pierre Revel. Pierre ne joue pas, Pierre paye. Tout a un prix. Jean est devenu un artiste fauché du Quartier latin, il vit toujours auprès de sa mère, petite femme grise et farouche. Lorsqu’il revoit Marie, ses sens s’éveillent. Il vit un supplice, pris dans les rets de cette mère qui ne le lâche pas. Il meurt, et c’est sur sa dépouille que les deux femmes se réunissent. Le fils, l’amant, est mort, les deux femmes peuvent enfin coexister. La prostituée de luxe et la mère vont former un couple, elles partent vivre à la campagne pour élever tous les enfants abandonnés qu’elles trouvent. C’est à présent au tour de Marie de devenir une mère sacrificielle, une de ces vierges mères arrachées au monde des hommes.

Un film pour Edna

 

Tourné après le Kid (1919) et avant La Ruée vers l’or (1925), A Woman of Paris devait lancer la carrière d’Edna Purviance, son ancienne compagne. Charles Chaplin voulait qu’elle s’émancipe des studios Chaplin, tout comme lui voulait s’arracher au burlesque comme à son avatar Charlot. D’ailleurs, au tout début du film, un carton précise les intentions du cinéaste.

 

         « Pour éviter tout malentendu, je tiens à annoncer que je n’apparais pas dans ce film. C’est le premier drame sérieux que j’ai écrit et réalisé. » (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Paris, Ed. Robert Laffont,1964).

 

Cet avertissement n’est pas anodin. En effet, depuis 1914, à savoir presque dix ans, le public connaissait le cinéaste à travers ses courts-métrages burlesques, qui ont fait sa gloire internationale. Après soixante-dix films où sa présence était centrale, ce premier long-métrage se jouera sans lui, même si, fugacement, il apparaîtra quelques secondes, méconnaissable, comme un porteur de bagages dans une gare. En outre, dès 1919, Charles Chaplin avait su conquérir son indépendance en créant la United Artists avec Mary Pickford, Douglas Fairbanks et D.W Griffith, tout comme son studio de cinéma.

Personnage central du film, Edna Purviance incarne cette femme contrainte par les conventions sociales et une société rigide à vivre les stéréotypes des rapports entre les sexes, autant ceux des désirs frustrés comme des romances imposées. Vierge bannie, prostituée de luxe, et enfin vierge-mère, Marie n’est que l’envers de Madeleine, son sexe est source de fantasmes comme de monnaie d’échange, que ce soit dans le désir auprès de Paul ou dans le spectre du mariage, toujours avorté, avec Jean.

 

À l’origine du film, Peggy

 

C’est en fréquentant Peggy Hopkins Joyce que Charles Chaplin a eu l’idée du film. Il l’a rencontrée l’été 1922 grâce à Marshall Neilan, le metteur en scène attitré de Mary Pickford. Âgée de 28 ans, elle a déjà à son actif cinq mariages et plus de trois millions de dollars. Née en Virginie dans une famille modeste – son père était barbier –, elle a débuté à Broadway chez les Ziegfeld Follies comme girl avant d’entamer une carrière de « croqueuse de diamants ». Chaplin adore écouter Peggy lui raconter ses nombreux déboires conjugaux. Attentif et fasciné, il retient les récits hauts en couleur qu’aime lui narrer la belle Peggy. Un homme se serait même tué pour elle. Que ce soit avec son premier mari, le milliardaire Stanley Joyce, ou bien avec son amant français Henri Letellier, un éditeur éminent, elle a vécu assez pour nourrir ce film unanimement salué par la critique, mais hélas boudé par le public, désorienté de ne pas retrouver son héros préféré, Charlot le vagabond.

L’amour en scène avec Pola Negri

 

Une autre femme est essentielle dans la fabrique de A Woman of Paris : Pola Negri. En effet, durant toute la production du film, Chaplin vit une passion amoureuse et publique avec une femme du monde, l’actrice Pola Negri.

 

         « Quand j’arrivai, une femme de chambre en larmes me fit entrer dans le salon, où je trouvai Pola allongée sur un divan, les yeux clos. Lorsqu’elle les ouvrit, elle gémit : – Quel homme cruel ! Et je me surpris à jouer les Casanova. » (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Paris, Ed. Robert Laffont, 1964)

 

Dans le film, c’est l’acteur Adolphe Menjou qui joue ce rôle de dandy, bien moins cynique qu’il n’y paraît.

Ce jeu amoureux durera tout le temps de la production du film, d’octobre 1922 à la fin juin 1923. Charles et Pola se sont rencontrés alors qu’il terminait la préparation du film. Ils se séparent trois jours après la fin du tournage. Un chassé-croisé s’élabore entre ces deux « monstres » sacrés. Qui cédera devant l’autre ? Toute la presse est aux abois. Née Barbara Apollonia Chalupiec, le 31 décembre 1899 à Janowa en Pologne, Pola Negri (elle prend ce nom en hommage à la poétesse Ada Negri) arrive à Hollywood en 1922, auréolée du succès de Madame du Barry d’Ernst Lubitsch. Elle voulait revoir son « Sharlee » croisé un an plus tôt à Berlin, alors qu’il retournait en Europe pour la première fois depuis dix ans. Chaplin ne l’a pas oubliée.

 

         « Cela a commencé à Berlin il y a un an et demi. Je suis tombé amoureux de Pola à l’instant même où je l’ai vue et la seule raison pour laquelle je ne le lui ai pas dit est que j’étais trop timide. Je lui ai dit qu’elle était la femme la    plus adorable que j’avais jamais rencontrée et je suis sûr qu’elle a dû deviner le secret de mon cœur. Mais pendant près d’une année, un océan nous a séparés et un océan est une terrible barrière pour le succès d’un amour. » (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Paris, Ed. Robert Laffont, 1964)

 

Durant neuf mois, Pola et Charles mettent en scène leur relation amoureuse. La presse et même la Paramount, qui a investi des millions de dollars en engageant Pola Negri, suivent de très près cette histoire. Mariage ou pas mariage ? Un soir, très tard, Charlie Hyton, le directeur de la Paramount, se déplace en personne chez Chaplin pour le convaincre de se déclarer publiquement.

 

         « Si vous vous imaginez que je vais épouser quelqu’un simplement pour  sauvegarder les investissements de la Paramount, vous vous trompez lourdement ! » (ibid.) )

 

Ils continuent pourtant de s’aimer, sous le regard de la presse qui écrit leur roman régulièrement. La jeune femme participe même à l’élaboration de la future demeure de Charles à Summit Drive, où il vivra jusqu’à son départ définitif des États-Unis, en 1952. Étonnant consentement silencieux de la part d’un homme si jaloux de son intimité, à cette mise en scène de sa vie privée. Tout cela au moment même où il prend un risque considérable en réalisant un film sans Charlot, un film dédié tout entier à une figure de femme. Pola est une maîtresse femme, impétueuse et sophistiquée. Serait-elle l’autre face de Marie St. Clair et lui Pierre Revel, l’homme amoureux des femmes qui aiment les bijoux ?

Il semble puiser dans son aventure mouvementée avec Pola pour son film. Mais il est aussi tout entier dans Marie, une fille simple qui a su abandonner son père pour accéder aux lumières de la ville. Il n’y a rien de beau dans la misère. Marie refuse de finir dans le ruisseau et nul ne peut la blâmer. Lorsqu’elle se précipite pour récupérer ses diamants, n’hésitant pas à les arracher des mains d’un pauvre hère, elle agit en toute honnêteté. Il n’y a pas de place pour les discours lorsque le réel vous rattrape. Filmer les actes et non les mots permet au cinéaste de révéler l’intériorité de ses personnages. Des personnages qui sont loin de suivre les codes classiques d’un mélodrame ; en effet, le cinéaste a su renverser tous les stéréotypes. Marie est une prostituée de luxe, son amoureux est un homme lâche dominé par une mère acariâtre ; tandis que l’homme de la ville, Jean, censé être l’incarnation du péché, s’avère être un homme éclairé, moderne et même philosophe. La famille est le lieu du désastre des sentiments, où la bigoterie comme la haine triomphent.

 

Une fin douce-amère

 

L’Opinion publique sera un échec commercial sans précédent pour le cinéaste, alors même que la critique reconnaît dans ce film une œuvre ambitieuse. Malgré tous ses efforts, Chaplin ne réussira pas à lancer une carrière internationale pour Edna, qui restera à jamais liée à ses débuts au cinéma. Adolphe Menjou aura, lui, plus de chance, car c’est à partir de ce film que sa carrière d’acteur décolle ; il saura jouer avec finesse des dandys cyniques, noceurs et jouisseurs, le plus souvent un Français, incarnation de la décadence aux yeux des Américains. Quant à Charles Chaplin, il reviendra à son avatar Charlot pour filmer ensuite ce qui reste encore son plus grand succès, La Ruée vers l’or. En 1976, Charles Chaplin écrira une nouvelle partition pour le film, ce sera son dernier travail dans un studio de cinéma.

 

Nadia Meflah