Chaplin au féminin

#2 La Gamine

L’année 2019 marque le 130e anniversaire de la naissance de Charles Chaplin, ponctués de plusieurs événements, dont la sortie en salle de dix longs-métrages et un programme de trois courts-métrages Charlot s’amuse. Bande à Part vous propose un feuilleton critique sous l’angle du féminin, choisi par par Nadia Meflah, pour réinterroger son œuvre.

« Les deux seuls esprits vivants dans un monde d’automates. Ils vivent vraiment. Tous deux ont un esprit éternellement jeune et sont absolument immoraux. Vivants parce que nous sommes des enfants sans aucun sens des responsabilités, alors que le reste de l’humanité croule sous le devoir. Nos esprits sont libres. Nous mendions, empruntons, volons pour vivre. Deux esprits joyeux vivant leurs désirs. » Charles Chaplin au sujet de la Gamine et du Charlot des Temps modernes.

 

Retour au réel

 

Après avoir voyagé plus d’un an dans différents pays d’Europe, Chaplin revient à Hollywood en début d’année 1932 avec une conscience aiguë des tensions et des déchirures qui traversent le monde. En outre, le cinéma qu’il connaissait avait presque totalement disparu. En effet, l’année 1930 en a sonné le glas, il n’existe plus de films muets aux États-Unis. Un art se meurt, celui-là même qui a fait naître Charlot.

 

« Depuis l’innovation du son au cinéma, je n’arrivais plus à fixer mes projets. Bien que Les Lumières de la ville fût un triomphe et eût fait plus de recettes qu’aucun film parlant à cette époque, il me semblait que tourner un nouveau film muet serait me donner un handicap plus lourd ; et puis j’étais obsédé par la crainte d’être démodé ». (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, p.361, Ed. Robert Laffont, 1964, Paris).

 

Les stars du cinéma muet sont tombées les unes après les autres. Mary Pickford, malgré quelques tentatives, est vite oubliée, John Gilbert, l’acteur le mieux payé de Hollywood, l’amant éternel de Greta Garbo, en est la plus belle victime. Sa voix ne passe pas. Buster Keaton, pieds et mains liés à la Metro Goldwyn Mayer, ne s’en remettra jamais. Seul Chaplin résiste de toutes ses forces. Mais pour combien de temps ? Un dilemme de taille se pose pour lui. Quelle voix donner à sa créature ? Sa pantomime parcourt le monde depuis deux décennies. Universel, comment peut-il choisir une langue contre une autre ?

Entre 1932 et 1939, avec deux films, Les Temps modernes et Le Dictateur, Chaplin va explorer, expérimenter, apprivoiser et inventer sa langue. Il lui faudra tout ce temps pour dire adieu à Charlot, sa plus belle créature. Et à un monde qui n’existe plus. Cette mutation se fait à la fois contre son personnage, Charlot devenant de plus en plus absent au monde et à lui-même, et dans le même mouvement cette mue passe par la femme. Par et avec une femme, Paulette Goddard.

Une rencontre décisive

De ce long voyage en Europe, Charles a tiré une série d’articles pour le magazine Woman’s Home Companion, intitulée A Comedian Sees the World, une base de travail qui lui sera utile pour Les Temps modernes.

L’écriture des Temps modernes, cinquième production de United Artists – Artistes Associés, commence en septembre 1933, mais entre-temps Chaplin fait une rencontre décisive l’été 1932 avec la jeune actrice Paulette Goddard. Vive et pétillante, c’est une jeune New-Yorkaise qui jouait les Goldwyn girls, danseuses de revue, où nombreuses furent les actrices à être ainsi repérées par les grands studios hollywoodiens. Charlie Chaplin retrouve à ses côtés le désir de faire du cinéma. Paulette le charme. Il se met à jouer les Pygmalion, lui conseille des investissements financiers, la débauche des studios Hal Roach et Goldwyn pour l’engager aux studios Chaplin. Il la convainc aussi de retrouver la couleur naturelle de ses cheveux : elle abandonne le platine pour retrouver son noir ébène d’origine.

 

« Le lien entre Paulette et moi, c’était la solitude ». Charles Chaplin.

 

Comme Chaplin, Paulette s’est arrachée, par la seule force de son caractère, à un milieu familial désastreux. Juive par son père, elle est née Pauline Marion Lévy le 3 juin 1911 à Whitestone Landing, dans l’État de New York. Après le divorce de ses parents, elle vit auprès de sa mère Alta à New York, toujours entre deux déménagements, de Broadway à Long Island en passant par Manhattan. Le père a totalement disparu, la vie est dure. À quatre ans déjà, elle rêve de gloire, comme pour compenser l’absence vertigineuse du père. Comme Chaplin qui a connu la misère londonienne, elle veut à toute force être vue de tous, devenir riche et célèbre. Et – ironie de l’histoire – pour lui offrir la gloire, son amant la transformera en souillon : la Gamine des Temps modernes.

Auprès d’elle, Chaplin s’amuse, voyage, s’évade, pour tuer le temps, et surtout ne pas être seul.

 

« Mais sous tous ces plaisirs, j’éprouvais un perpétuel sentiment de culpabilité : « Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi est-ce que je ne travaille pas ? » (Id. p.378).

 

Le déclic a lieu un jour au Mexique, à Tijuana, où ils assistent à une course de chevaux : Paulette se voit invitée à remettre le trophée au vainqueur. Elle se prête volontiers au jeu, n’hésitant pas à prendre l’accent du Sud pour féliciter le champion. Chaplin en reste stupéfait.

 

« Bien qu’elle fût de Brooklyn, elle fit une remarquable imitation d’une belle du Kentucky. Cela me convainquit qu’elle était capable de jouer. » (Ib. p.378).

La Gamine

 

Après Une vie de chien, après Le Kid, c’est bel et bien auprès de Paulette Goddard que Charlot/Chaplin trouve son alter ego, son camarade, sa compagne de jeu et de vie. La Gamine va lui redonner le souffle de l’espérance. Paulette, qui contrôle son image de femme élégante, qui ne se laisse jamais surprendre en tenue négligée, subit chaque jour sur le plateau l’outrage de devoir s’habiller comme une malpropre. Pas de lumière glamour pour la magnifier comme pour Marlene Dietrich, ni de robes soyeuses et sensuelles, du genre que portent Fay Wray ou Greta Garbo.

La Gamine est vêtue d’une simple tunique élimée et, quand elle séduit, c’est en toute innocence. Le temps d’une nuit, Charlot et la Gamine s’amusent dans un grand magasin livré à toutes leurs convoitises enfantines. Coquette, la jeune fille s’enroule dans une somptueuse fourrure : instant fugitif où la femme et l’enfant se rejoignent, dans ce plaisir du déguisement mais c’est aussi, par le costume porté, jouer à faire partie du monde pour un bref instant…

 

La Madone

 

Dans son enfance, Chaplin avait été transporté par la ferveur mystique de sa mère.

 

« Ma mère m’avait bouleversé si fort que je voulais mourir le soir même pour rencontrer Jésus. […] Ma mère faisait briller pour moi la lumière la plus étincelante de bonté que ce monde ait jamais connue, et qui a doté la littérature et le théâtre de leurs thèmes les plus grands et les plus riches : l’amour, la compassion et l’humanité. » (Ibid. p.23)

 

Dans Le Kid, Chaplin avait auréolé de mysticisme le destin de cette fille mère qui abandonne son enfant, telle une madone sacrifiée par le puritanisme de l’époque qui condamnait les femmes. Dans L’Opinion publique, Edna Purviance incarnait une jeune fille, Marie, tout à la fois Madone et Marie-Madeleine. Pour la Gamine des Temps modernes, Chaplin s’est-il souvenu de sa mère qui, mimant avec tant d’ardeur les récits bibliques, l’avait tellement impressionné ?

Début juin 1935, alors que le tournage a commencé le 11 octobre 1934, Chaplin filme Paulette habillée en nonne. La péripétie s’explique ainsi : le vagabond, hospitalisé pour une dépression nerveuse due au stress du travail, reçoit la visite de sa camarade qui est entrée au couvent. Il ne la reconnaît plus, n’ose pas lui parler et, lorsque enfin il lui prend la main, elle détourne les yeux, perdue dans un ailleurs mystique.

La scène lui fut inspirée d’un souvenir : lors de son voyage en Angleterre en 1931, Ralph Barton, caricaturiste de talent et ami de Chaplin, l’a emmené voir sa fille aînée, religieuse. Charlie est sous le choc : la jeune fille est ravissante – de grands yeux sombres, des lèvres sensuelles –, et d’un complet détachement par rapport à la vie.

 

« Si jeune et si belle qu’elle fût, son visage était triste et empreint de dévotion. » (Ibid. p.343).

 

Mais, une fois reproduite sur l’écran, la scène perd de son pouvoir de fascination pour Chaplin, qui décide d’envoyer plutôt la Gamine sur les routes avec le vagabond. C’est reconnaître là, profondément, ce que lui a apporté Paulette, en faire une véritable compagne, l’égale de Charlot. Dès la première scène, elle est filmée comme une flibustière, le couteau planté entre les dents, le regard fier et libre. Cette impétuosité si différente de la douceur d’Edna rend à Chaplin sa jeunesse et son allant. L’horizon, certes lointain, attend Charlot et son aimée ; leurs silhouettes confondues sont un hymne à l’utopie amoureuse. Pour la première fois, l’iris ne se ferme pas sur une silhouette solitaire.

 

Nadia Meflah