Les femmes d'Almodóvar

Ces belles et grandes actrices, leurs visages, leurs corps sont, plus que les interprètes, la matière mouvante des films de Pedro Almodóvar. Florilège.

Carmen Maura dans Femmes au bord de la crise de nerfs


CARMEN MAURA,
la muse absolue


Sans conteste, la première muse de Pedro. Elle est actrice depuis huit ans lorsqu’ils se rencontrent, à la fin des années 1970 : aspirant comédien, il est figurant dans Les Mains sales, qu’elle interprète au théâtre, et il est l’ami du réalisateur Fernando Colomo qui la distribue dans deux longs-métrages, dont Tigres de papier. Il a juste quatre ans de moins qu’elle, il la fait rire, ils deviennent inséparables. Almodóvar dirige Carmen Maura dans quelques courts, et, en 1978, dans un premier long en Super 8. Mais les vrais débuts sont Pepe, Luci, Bom et les autres filles du quartier, où Carmen est une fumeuse d’herbe violée par un policier et qui se venge en draguant la petite copine de celui-ci. Suivent Sœur Perdue, qui élève un tigre comme s’il était son enfant (Dans les ténèbres) ; Gloria, mère de famille débordée et sous amphètes (Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?), Julia, psychologue très maternante de Matador. Si le ton de ces films est à la fois tragique et comique, Carmen Maura y incarne les personnages presque frontalement, au premier degré. Et ça fonctionne divinement. C’est ainsi qu’elle peut, en 1987, être l’incroyable (et très en avance sur son temps) transsexuel Tina dans La Loi du désir : actrice et « mère de substitution » d’une petite fille, fatiguée des hommes. Suit, en 1989, le premier méga succès d’Almodóvar : Femmes au bord de la crise de nerfs, mené tambour battant par Pepa, amoureuse éplorée et suicidaire qui décide de reprendre le dessus. Une brouille personnelle les sépare jusqu’aux retrouvailles sur Volver dix-sept ans plus tard. Carmen y est Irene, un fantôme qui se révèle bien vivant, une mère monstre, magnifique, absolue.

Par Isabelle Danel

Marisa Paredes


MARISA PAREDES,
la fascinante


Grande actrice espagnole de théâtre, Marisa Paredes n’abandonnera jamais véritablement les planches, mais c’est au cinéma qu’elle décroche progressivement une notoriété de star grâce à Pedro Almodóvar. En 1983, en pleine Movida, elle campe une nonne foldingue dans Dans les ténèbres, une entrée tonitruante et remarquée (au même titre que le thème de la religion) dans la filmographie du cinéaste espagnol. Almodóvar projette en elle, et peut-être davantage que sur une autre, l’image de la femme maternelle, célébrée et incandescente. Lorsqu’il ressuscite le mélodrame dans Talons aiguilles, il lui offre l’un des rôles principaux, celui d’une mère dure, faussement insensible, qui marquera durablement la cinéphilie des années 1990. Marisa Paredes y apporte un glamour froid et sophistiqué, allié à une dimension psychologique complexe, dont elle se départit toujours avec élégance et profondeur. Comme si Almodóvar tentait de percer davantage son mystère, il en fait l’égérie à contre-emploi de La Fleur de mon secret, portrait de Leo, écrivaine subitement paralysée à l’idée d’écrire, qu’il traque dans un couple en crise et dans son quotidien le plus trivial. Figure matriarcale et actrice glorieuse dans Tout sur ma mère, la présence de Marisa Paredes ne cesse de hanter l’univers d’Almodóvar, même si elle est plus réservée dans Parle avec elle et La piel que habito : l’ombre planante d’une femme forte et fascinante.

Par Olivier Bombarda

Penelope Cruz


PENELOPE CRUZ,
l’incandescente


Alors qu’elle enchaîne les petits rôles, les apparitions télé et même les séries érotiques, Penelope croise la route de Pedro. Il lui offre un premier personnage, celui d’une prostituée qui accouche dans un bus, dans En chair et en os. Deux ans plus tard, dans Tout sur ma mère, film autobiographique s’il en est, Almodóvar sublime Cruz. Elle est la Sœur Maria Rosa Sanz, une jeune religieuse qui se découvrira enceinte de Lola, transsexuel, et séropositive. Le film, pur mélo « almodóvaresque », mélange son amour du baroque, des femmes et des larmes dans un équilibre subtil. Sur le fil, la prestation de Penelope Cruz, elle aussi, est internationalement reconnue, elle y est à fleur de peau, au bord des larmes, sans tomber dans le pathos. Le film est un succès, et ira jusqu’aux Oscars. Le « couple » se reforme des années après pour Volver. Cette fois, le film tourne autour de Penelope Cruz, mère célibataire qui va devoir protéger à la fois sa fille et sa mère d’un passé qui revient les hanter. Volver sublime Penelope Cruz, amplifie son côté maternel aussi bien que ses formes.

Par Fadette Drouard

Rossy de Palma


ROSSY DE PALMA,
l’ambivalente magnifique


Née en 1964, une génération la sépare de Pedro Almodóvar, qu’elle croise dans la nuit madrilène. Avec son visage irrégulier, son grand nez et son œil mi-clos, elle a quelque chose d’un tableau de Picasso. Elle est spectaculaire et atypique. Double, elle est le parfait mélange de ce qui fonde l’univers du réalisateur. Il lui offre, en 1987, une première apparition en journaliste TV dans La Loi du désir, et elle devient une sorte de fétiche qu’il distribue dans des personnages secondaires, mais marquants. Jeune fille qui jouit dans son sommeil dans Femmes au bord de la crise de nerfs, dealeuse en scooter molestée, puis énervée dans Attache-moi !, femme de ménage lesbienne (en vichy rose) dans Kika, sœur sage et frustrée de l’héroïne écrivain de romans à l’eau de rose dans La Fleur de mon secret, figure fugitive d’une époque révolue dans Étreintes brisées. Véritable personnage, Rossy De Palma multiplie les rôles au cinéma et les créateurs de mode se l’arrachent ; membre du jury à Cannes en 2015, chacune de ses apparitions est un show, elle est devenue un symbole. Chez Almodóvar, après une longue pause, elle revient, vieillie, cheveux gris courts et bouclés en femme de ménage annonciatrice de mauvaises nouvelles dans Julieta.

Par Isabelle Danel

Cecilia Roth


CECILIA ROTH,
la petite soeur excentrique


Fidèle depuis les débuts à la carrière de Pedro Almodóvar, Cécilia Roth est d’origine argentine, s’exilant en Espagne pour fuir la dictature de son pays et commencer une carrière d’actrice. Le cinéaste espagnol l’adopte très vite comme une petite sœur, elle qui sera de tous les combats : elle participe à Pepi, Luci, Bom et les autres filles du quartier (1980) à raison de quelques scènes tournées uniquement les week-ends, s’improvise nymphomane dans les délires punk rock du Labyrinthe des passions (1982) et participe à la folie de Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984). Quinze ans plus tard, elle inspire Almodóvar pour le personnage principal de Manuela dans le drame Tout sur ma mère (1999). Elle y joue une mère d’un garçon de 17 ans dont elle est très complice, mais qui meurt, renversé par une voiture. Bouleversée, Manuela part alors à la recherche du père de son fils. Avec cette partition lourde et poignante qu’elle interprète tout en nuances, Cecilia Roth contribue pleinement au premier prix de la mise en scène qu’Almodóvar remporte à Cannes. Après une participation dans Parle avec elle (2002), le cinéaste espagnol lui confie le personnage d’une ex-vedette de la chanson, devenue femme d’affaires, paranoïaque et hystérique, dans Les Amants passagers. Ce rôle idéal et bourré d’humour permet à Cecilia Roth d’exécuter un numéro enthousiasmant, prouvant l’étendue de son talent, bien trop rare au cinéma.

Par Olivier Bombarda

Victoria Abril


VICTORIA ABRIL,
la bomba


Elle a une figuration de quelques secondes dans La Loi du désir (1986), mais quatre ans plus tard, la voilà au sommet de l’affiche aux côtés d’Antonio Banderas dans Attache-moi ! (1990) de Pedro Almodóvar. Elle y incarne le personnage de Marina, qui avait eu le malheur de s’être donnée un soir à Ricky contre de l’argent et qui, après être passée par la case « porno », tente de normaliser sa carrière. Dans ce film totalement baroque, la sensualité et l’énergie de Victoria Abril explosent à l’écran pour une interprétation pleine de contrastes, entre légèreté, humour et émotion à fleur de peau. C’est cette dernière qualité qui convainc Pedro Almodóvar de lui confier le rôle principal de son mélo Talons aiguilles (1991), celui d’une fille délaissée par sa mère (Marisa Paredes), trop occupée à conduire une carrière de chanteuse pop : Victoria Abril s’y révèle bouleversante, interprétant là son plus beau rôle au cinéma. Nouvelle égérie d’Almodóvar portée au pinacle, elle remet naturellement le couvert avec son mentor, endossant l’attirail extravagant de Kika (1993), film mosaïque bariolé mais inégal, dont seule l’image de son allure gainée dans des costumes futuristes totalement barrés (et signés Jean-Paul Gaultier) résistera véritablement au temps.

Par Olivier Bombarda

Chus Lampreave


CHUS LAMPREAVE,
mère et grigri


Disparue le 4 avril 2016 à l’âge de 85 ans, Maria Jesus Lampreave, dite « Chus » était la plus âgée des figures féminines familières du cinéma d’Almodóvar. Petite en taille et grande en esprit, les cheveux courts, la mine chiffonnée et les yeux souvent grossis en loupes par d’épaisses lunettes, elle était une sorte de personnage récurrent que le cinéaste plaça par huit fois dans un coin de ses films : entre grigri et coccinelle de Gotlib, elle était son poil à gratter, parfois juste le temps d’une scène. Elle avait commencé sa carrière à la fin des années 1950, tournant pour la télévision, habituée des apparitions au cinéma chez Ferreri, Guttierrez Aragon, Trueba. La première fois qu’on la vit chez Almodóvar, elle était Sœur Rat d’Égout (Dans les ténèbres), qui écrivait à ses heures perdues des romans coquins sous le fier pseudonyme de Concha Torres. S’ensuivirent quatre très belles figures maternelles, notamment la mère tout de rose vêtue, almodóvarienne jusqu’au bout des ongles, de Matador, et la tante adorée perdant un peu la boule de Volver ; et trois concierges, dont celle, Témoin de Jéhovah et donc incapable de mentir dans Femmes au bord de la crise de nerfs.

Par Isabelle Danel

Emma Suarez


EMMA SUAREZ,
la nouvelle venue


Premier rôle pour Emma Suarez chez Almodóvar, dans Julieta. Jolie blonde piquante et charmante repérée dans les années 1990 chez Julio Medem (Vacas, L’Écureuil rouge), on l’a revue dans un petit rôle chez Siegfried en 2004 (Sansa) et dans le film choral et familial La Mosquitera de Agusti Vila. Certains de ses films espagnols sont inédits en France. Dans Julieta, elle trouve un personnage torturé, hanté par la mort et la culpabilité, qu’elle incarne avec force et émotion, se propulsant au rang des grandes interprètes des plus belles héroïnes féminines d’Almodóvar.

Par Isabelle Danel