Cannes 2016

Synthèse : Familles


FAMILLES


Perçue sous tous ses angles, désirée ou honnie, rêvée ou fantasmée, vécue comme refuge, un rempart aux aléas du monde, ou au contraire comme le centre de la discorde, la famille fut l’un des thèmes omniprésents du festival de Cannes, rassemblant pas moins de la moitié des films de la compétition officielle.

Au Café Society de Woody Allen qui épinglait joyeusement le népostime d’une famille juive défrichant la jungle hollywoodienne, répondait Sieranevada de Cristi Puiu, premier film en compétition à s’arquebouter sur le dîner funéraire d’une famille autour d’un père disparu, huis clos familial étouffant, mais non moins filmé avec virtuosité, où filtrent quelques dangers extérieurs (l’évocation de l’attentat de Charlie Hebdo). C’est néanmoins de l’intérieur que réside le chaos : un mari pointé du doigt pour sa malhonnêteté et sa violence.
La famille gangrénée est aussi le sujet des deux représentations juxtaposées qu’en fait Bruno Dumont dans le croquignol Ma Loute : le plaidoyer social en devient quasi anecdotique, tant le cinéaste nie la distinction entre la monstruosité d’une famille bourgeoisie consanguine et proprement tarée, face à l’atrocité d’un sous-prolétariat vorace, cannibale et bas du front.

Mal de Pierres de Nicole Garcia

Le cercle familial : source de danger ? La famille : l’ennemie ? C’est ce qu’évoque le très sombre et réussi Juste la fin du monde de Xavier Dolan, où chacun des membres, frère, soeur, belle-soeur, mère, endossent les habits d’une cruauté ordinaire à tendance hystérique, alors que le doucereux Louis (Gaspard Ulliel) suffoque dans une solitude inavouée.
À l’image d’un cadavre exquis entre cinéastes cannois, cette incapacité à vomir le supplice d’une famille non désirée est également l’apanage de l’héroïne du Mal de pierres de Nicole Garcia. Gabrielle (Marion Cotillard) abandonne fils et mari pour s’enfermer dans la solitude et l’amour d’un être fantasmé. Un peu sage, le film parvient cependant à toucher.
L’imagination comme moyen de reproduction d’une structure familiale, c’est ce qui anime Star, la jeune femme d’American Honey d’Andrea Arnold qui mérite son Prix du Jury : plus que par l’envie de gagner sa vie aux côtés de jeunes esclaves modernes, elle est happée par la sensation d’appartenir à un clan. C’est aussi ce que montre I, Daniel Blake, Palme d’or de Ken Loach. L’élan sincère de solidarité de Daniel envers une femme pauvre et son fils qu’il accueille, crée en lui l’illusion d’appartenir à une famille. Cette chimère fait aussi courir Léo dans le dérangeant et profond Rester vertical d’Alain Guiraudie. Sans attache, son personnage est tout aussi désireux de fonder un foyer en engrossant Marie qu’en se mêlant, avec paternalisme, à la vie du vieux Marcel et de Yoan. Guiraudie nous questionne : au fond, qu’est-ce qu’une famille ?

Loving de Jeff Nichols

Loving, film accompli de Jeff Nichols, d’une facture très classique, prolonge brillamment la question en montrant la torpeur d’une famille mixte (un homme blanc, sa femme noire et ses enfants) dont on conteste le droit d’existence dans l’Amérique des années 1960.
Ma’Rosa de Brillante Mendoza décrypte combien le sort de son héroïne, arrêtée pour trafic de stupéfiants, est tributaire de sa famille : le spectateur suit ses enfants dans leurs efforts à réunir l’argent nécessaire pour acheter les flics véreux qui la détiennent. Terrible et bouleversant.
Un peu plus loin, à Bucarest, sous un masque de clown et dans une savante compétition de non-dits, un autre père tente de renouer le lien distendu avec sa seule famille : sa fille. Le formidable Toni Erdmann de Maren Ade, véritable coup de cœur émotionnel de ce festival, présente avec une rare acuité un monde de business sordide qui annihile les âmes, même lorsqu’elles sont d’une même famille.
Enfin, contre toute attente, c’est la vision de Jim Jarmush dans Paterson qui donna au thème de la famille la douce ironie qui lui manquait. Le cinéaste suit avec une humilité déconcertante la semaine banale d’une famille type dans sa maison bien rangée : un conducteur de bus, sa femme apprentie guitariste et son chien. Une leçon de poésie fine, quasi un haïku.