Youssef Salem a du succès

Embrasser ses personnages

Avec Youssef Salem a du succès, Baya Kasmi signe une comédie drôle, enlevée et tendre autour de la figure d’un écrivain d’origine maghrébine aux prises avec l’impact de son roman sur sa famille.

Les titres des films de Baya Kasmi, courts et longs, s’articulent autour des auxiliaires être et avoir : Je ne suis pas une crêpe, J’aurais pu être une pute, Je suis à vous tout de suite, et aujourd’hui, Youssef Salem a du succès. Ils indiquent, de manière déclarative, la caractérisation ou la situation de leur personnage central. Être souvent sensible, ce protagoniste interagit avec autrui sans détours, comme les femmes qu’interprète Vimala Pons, actrice dans trois d’entre eux. Dans J’aurais pu être une pute, une crise d’angoisse conduit Mia tout droit dans les bras d’un inconnu, Pierre. Dans Je suis à vous tout de suite, Hanna, comme ses parents, est atteinte du « syndrome de la gentillesse » et s’offre aux hommes qu’elle sent vulnérables. À chaque fois, de cocasses situations en découlent et font émerger, l’air de rien, des problématiques intimes et sociétales plus profondes qu’il n’y paraît.
Youssef Salem a du succès, que Baya Kasmi a coécrit avec son compagnon et complice Michel Leclerc, s’articule autour d’un écrivain propulsé sous les feux de la rampe lorsque son roman, inspiré de la vie des siens, est retenu dans la liste des candidats au Goncourt. Youssef, qui a été élevé par des parents algériens dans une banlieue de Port-de-Bouc, et vivotait jusqu’alors dans sa chambre de bonne à Paris, craint la réaction de sa famille face à la médiatisation de cette autofiction explicite. Comme Mia et Hanna, Youssef (Ramzy Bedia, déjà coutumier de l’univers de Baya Kasmi) avance en nage indienne dans l’existence. Sans vouloir blesser personne – même si, inconsciemment, il sent qu’il lui faut « tuer le père » -, il redoute la réaction épidermique de ses proches face à ses écrits. Derrière cette comédie familiale, Baya Kasmi déploie une pertinente réflexion et pose en filigrane ces questions, qu’elle formule elle-même ainsi : « Est-ce qu’en France, l’Arabe a droit au romanesque ? Est-ce qu’il a le droit à la tragédie, à une dimension mythique ou universelle, en dehors de son appartenance sociale et religieuse ? ».

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Parmi ses personnages, ceux des parents de Youssef, qu’incarnent avec gourmandise Abbès Zahmani et Tassadit Mandi, attirent particulièrement l’attention. Omar, le père, entretient une passion pour la langue française et exige de ses enfants, et de Youssef en particulier, un parler impeccable. Une manière pour lui, sans doute, de faire valider son intégration dans son pays d’adoption. Arrive le moment dans le récit où Omar et sa femme Fatima, tous deux algériens, se retrouvent tenus à l’écart du Drouant lors du sacre de leur fils. Stoïques et dignes, ils courbent l’échine et patientent à l’écart des festivités sur des chaises de camping. Baya Kasmi filme cette séquence comme un instant de comédie légère. Symboliquement pourtant, elle donne à sentir le mur toujours érigé bien haut entre les communautés et classes sociales, et nous serre le cœur. La réalisatrice le précise : « La France est schizophrénique avec ses Arabes, qui, eux-mêmes, sont schizophréniques avec la France. » C’est aussi ce que dit Bouchra (interprété par Melha Bedia, la sœur de Ramzy – amusant jeu de miroirs) à son frère Youssef : « En France, tout le monde a un problème avec les Arabes, même les Arabes ! »
Ainsi avance Youssef Salem a du succès, de situations de pure comédie en moments plus amers, mais toujours dissimulés derrière un tendre sourire. C’est que Baya Kasmi regarde ses personnages avec une tendresse infinie et que, quoique lucide, elle opte toujours plus pour l’accolade chaleureuse que pour la gifle scandalisée. Une manière élégante et généreuse de raconter notre monde dissocié.

 

Anne-Claire Cieutat