Un film jouissif, excessif, énorme, féroce, constitué d’une multitude de références et d’une mise en abyme perpétuelle. Qu’on déteste ou qu’on adore, sans demi-mesure.
Sexe et amour. Drogue et sobriété. Ego et altruisme. Créativité et trahison. Tout est « larger than life » dans Babylon, très lointainement inspiré du livre Hollywood Babylone, de Kenneth Anger, publié en 1959 – en France seulement, avant de trouver son lectorat américain plusieurs décennies plus tard.
Certes, Damien Chazelle y explore la place du cinéma dans une société à la dérive, qui en découvre les balbutiements et la magie. Mais Babylon est avant tout un film sur l’image, sur le son, sur la musique, et sur son rapport à ces éléments. En situant son film au tout début du passage du film muet au film parlant, le réalisateur protéiforme continue à explorer son obsession pour la relation entre l’image et le son, et la nature du jazz.
Entre espoir et désespoir, les mises en abyme se succèdent jusqu’au vertige. Il faudrait voir Babylon vingt-cinq fois pour en saisir la vaste complexité et toutes les références. Mais il n’est pas question que de cinéma ici. Il est question aussi de soi, du Soi, de la faille narcissique de l’acteur, de la cruauté de l’industrie cinématographique, des rêves de l’individu lambda. Il y est, surtout, question d’amour, d’amitié, et d’une certaine idée de l’élégance de l’âme.
Là où certains films, ou certaines séries de ces dernières années, proposent une analyse, un hommage, une réinterprétation de l’industrie cinématographique à un moment précis de son histoire (Il était une fois à Hollywood de Quentin Tarantino, The Artist de Michel Hazanavicius, The Offer de Michael Tolkin…), Babylon nous propulse dans un voyage au cœur de l’inconscient du cinéma, tout autant que dans l’inconscient collectif d’une société barbare et macabre, qui tendrait à perdre toute notion de vérité et d’authenticité. Dans cet inconscient, bien plus contemporain qu’il n’y paraît, se tapissent les rêves les plus sublimes de l’individu, mais aussi ses pires instincts, ses pulsions les plus inavouées. La séquence où le sépulcral et glauquissime Toby Maguire nous traîne dans des bas-fonds souterrains est, à elle seule, une glaciale descente aux enfers, façon dark web.
Pour faire avaler la pilule (bleue ou rouge, à la convenance du spectateur), il y a la direction d’acteurs virevoltante de Chazelle. Autour des stars que sont Brad Pitt et Margot Robbie, tous deux au sommet de leur art, le casting reflète un parti pris assumé d’inclusivité et de représentativité. S’il peut sembler entortillé dans des ficelles trop grosses qu’on aurait oublié d’effacer en post-prod, ce parti pris renvoie à notre époque en pleine mutation, et offre la possibilité de performances toutes aussi spectaculaires que le film lui-même. On ne peut qu’être fasciné et transporté par ce qui explose à l’écran, cette frénésie contrôlée au millimètre près, et par la maîtrise du montage image et du montage son. Le sens du rythme de Damien Chazelle, et son sens du silence, sont tout simplement stupéfiants et démontrent, minute après minute, séquence après séquence, le pouvoir de l’image et du son, à travers leur présence, leur absence, leur décalage. Babylon en met plein la vue, plein les oreilles, plein le cerveau, plein le cœur et l’âme. Il y a quelque chose de rugissant dans ces trois heures et neuf minutes de film. Comme dans le feuilleton littéraire de Zola, Les Rougon-Macquart, et La Comédie humaine de Balzac, cette famille du cinéma collectionne des personnages sensibles ou ambitieux, nous touche et nous effraie. Un Lucien de Rubempré mexicain nous guide et nous l’accompagnons, émus par sa sagacité, sa pureté, sa capacité à l’amour, sa sensibilité extrême, ses illusions perdues au contact des splendeurs et des misères de courtisans et courtisanes en quête de lumière.
Chazelle s’est entouré de talents fidèles comme son directeur de la photo sur La La Land (2016), Linus Sandgren, dont on retrouve le génie chez David O. Russell et Gus Van Sant. Pour Babylon, Sandgren puise dans toute son expertise technique et sa capacité à jongler avec l’image, à se jouer des formats et de la lumière. Le réalisateur retrouve aussi Tom Cross, déjà à ses côtés sur Whiplash, qui lui a valu l’Oscar du meilleur montage, puis sur La La Land et sur First Man. Quant à Justin Hurwitz, il signe la musique de tous les films de Chazelle depuis son premier, Guy and Madeline on a Park Bench (2009). Il a marqué les esprits dans l’incomparable Whiplash et, avec La La Land, il a remporté l’Oscar du meilleur score et celui de la meilleure chanson originale. Hurwitz a le génie de savoir réinventer et sublimer ses références. Son détournement du Boléro de Ravel est épique, et contribue aux nombreux clins d’œil du film en direction du cinéma français.
Certains spectateurs trouveront Babylon tout simplement épuisant. D’autres en sortiront exsangues, mais habités par un transport intérieur rare aujourd’hui. Chazelle nous prend en otages, ne fait aucun compromis, nous respecte et nous piétine à la fois, avec une intelligence, une créativité et une poésie folles. Il nous rappelle que le désenchantement succède souvent, si l’on n’y prend garde, à l’émerveillement. Sorti le 23 décembre aux États-Unis, le très attendu Babylon a d’ailleurs fait un flop au box-office. On pense forcément aux débuts de Baz Luhrmann, dont le cinéma tend aussi à en excéder certains par ses excès. Si l’hypertextualité et le postmodernisme rebutent plus d’un spectateur américain, il est tout à fait probable que le public européen sache lire entre les lignes. Chazelle a l’humilité de savoir qu’il n’invente rien et qu’il s’appuie sur tout ce qui l’a précédé pour se le réapproprier et en faire quelque chose de neuf. La vie inspire le cinéma, le cinéma inspire la vie, le cinéma inspire le cinéma. En transcendant toutes ses références, en polarisant de manière aussi extrême le public autant que les critiques, Babylon est un miracle de film, qui fait écho au passé, reflète le présent, et raconte, comme seul le cinéma peut le faire, notre aptitude au meilleur comme au pire. C’est sans doute l’une des plus belles raisons que le cinéma ait d’exister.