Utoya, deux cinéastes et autant de visions
Deux œuvres et deux supports pour un même souvenir. Paul Greengrass, analyste pertinent des traumatismes de notre temps, confronte sa vision du double attentat survenu en 2012 à Oslo et Utoya à celle du réalisateur norvégien Erik Poppe. Un 22 juillet est disponible sur Netflix quand Utoya, 22 juillet est visible en salles. Les deux films viennent narrer ce même atroce passage à l’acte d’Anders Behring Breivik.
Cinéaste d’expérience contre franc-tireur
Greengrass se veut exhaustif, passant sur l’explosion, la croisade sanglante sur l’île, la reconstruction, le procès et le combat d’une victime courageuse. L’avant, le pendant et l’après. Un tout supposé submerger le spectateur d’émotion et le pousser à s’interroger sur la figure du monstre, la gestion politique du drame et enfin l’avenir d’une jeunesse brisée. Poppe, lui, ne montre rien. Rien qu’une terreur inconnue, une peur non identifiable. Breivik, ce monstre, n’est qu’une ombre au sommet d’une falaise. Dans cette œuvre aussi épurée qu’intense, une jeunesse politisée et utopiste court, d’un bout à l’autre d’une île quadrillée par l’écho des tirs.
Deux visions s’opposent. Greengrass fait un cinéma théorique et chargé, offrant un méchant grotesque dont l’évidente jubilation doit nous faire bondir d’indignation. Le cinéaste irlandais recycle ainsi ses discours en dépeignant un monde empêtré dans ses contradictions. Classique, son modus operandi apparaît quelque peu désuet.
Et Poppe ? Le réalisateur norvégien ne dit rien que la peur sans issue. Sa voie consiste à n’offrir aucune explication à un évènement incompréhensible. Il assène, 25 fois par seconde, que l’horreur se ressent. Elle ne s’appréhende pas, ne s’illustre pas, ne se comprend pas.
Cinéma matriciel
Les évènements de 2012 ont été, comme tous nos traumatismes récents, vus, revus, discutés et archi-ressassés. Et l’œuvre de Greengrass peut être interprétée comme une synthèse documentée de tous les débats.
Le film-bilan pourrait être un genre en soi. Ils ont été nombreux, de Zanuck à Oliver Stone, à vouloir réécrire l’histoire. Mais c’était un autre monde, un autre temps. Des 140 caractères de Twitter aux chaînes de télévision à trois lettres, l’information est aujourd’hui malaxée en permanence, ingurgitée, régurgitée, sans jamais véritablement avoir été digérée. L’art, le 7ème comme les autres, a un rôle à jouer dans ce regard porté sur un monde meurtri. Et ce rôle n’est plus de faire d’habiles synthèses.
Erik Poppe choisit la voie d’un cinéma-témoin, non pour les faits qu’il rapporte, mais pour les sensations qu’il répercute.
Dans notre réalité qui dégueule d’images, le cinéma doit redevenir matriciel, fondamental. Il doit nous faire tutoyer la peur, traduire l’horreur par l’horreur, sans cette respectable et détestable distance. Sa modernité (et celle de ses extensions infinies) tient peut-être au fait de revenir à sa dimension première. Il ne s’agit plus de montrer du doigt, mais de porter les coups. Au risque d’être désagréable (et il l’est), Erik Poppe fait d’Utoya, 22 juillet, une œuvre moderne.