Trois époques : l’une interdite, l’autre empreinte de doute, la troisième, manipulée.
Neuvième réalisation de Jafar Panahi, le cinéaste le plus pestiféré de la République islamique d’Iran, Trois Visages s’est vu décerner le Prix du scénario par le Jury du 71e Festival de Cannes. Prix amplement mérité, car son auteur, le cinéaste lui-même, malgré ses précédentes condamnations en 2009 et 2010 (pour avoir assisté à la cérémonie en mémoire d’une jeune femme tuée lors des manifestations qui ont suivi la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad) et l’interdiction répétée de ses films dans son pays (Le Cercle, 1997 ; Sang et Or, 2003 ; Hors jeu, 2006), persiste et signe en réalisant ce nouveau pamphlet, visant cette fois le conservatisme sous toutes ses formes d’aliénation. Après avoir dénoncé les conditions de vie de la femme iranienne dans Le Cercle et Hors jeu, les inégalités sociales dans Sang et Or (déjà abordées dans son premier et très beau film, Le Ballon blanc, 1995), l’absence totale de liberté d’expression dans Ceci n’est pas un film (où, assigné à résidence, il imagine un film construit autour d’un tapis, 2011), il s’en prend ici à la paralysie de la classe paysanne, prisonnière de son respect aveugle des diverses traditions ancestrales.
Le scénario de Trois Visages est né à la vue, sur Instagram, d’un message de quelqu’un sollicitant l’aide du réalisateur pour pénétrer le milieu du cinéma à Téhéran, alors qu’au même moment les journaux parlaient d’une jeune fille qui s’était suicidée parce qu’on lui interdisait d’apparaître dans des films. Panahi imagina alors une intrigue où trois femmes, appartenant à trois générations, représenteraient les trois temps de toute histoire nationale. L’une renverrait au passé glorieux du pays, aujourd’hui dénoncé (incarné dans le film par la voix de l’ancienne grande vedette Shahrzad, icône d’un certain érotisme chanté et dansé, qui récite un poème sans être montrée, étant interdite de tournage depuis la révolution de 1979). La deuxième symboliserait le présent empreint de doute (jouée par l’actrice iranienne Behnaz Jafari, très populaire sur le grand écran – Le Tableau noir de Samire Makhmalbaf, 2000 – comme sur le petit, où elle apparaît dans de nombreuses séries télévisées, et qui accompagne Panahi, tous deux en route pour vérifier si ce qui figure sur la vidéo est bien réel ou s’il s’agit d’une manipulation). Et la troisième incarnerait le futur iranien sévèrement entravé (signifié par la jeune Marziyeh Rezaei – remarquée dans la rue par Panahi – qui a envoyé la vidéo à l’actrice la montrant se pendre à un arbre, après le refus des siens de la laisser vivre sa vocation d’actrice).
Très bien construit, interprété avec une justesse d’expression impressionnante tant par les deux professionnels que par tous les amateurs, réalisé avec un sens du tempo très prenant, le film interpelle le spectateur de bout en bout, lui demandant de comprendre – de l’intérieur – le comportement primitif des habitants d’une région de l’Iran, ces villages du Nord-Ouest où l’on parle la langue turque azérie (que pratique Panahi). On en sort quelque peu pantois en ne pouvant imaginer quel avenir est réservé aux régions de ce pays au si riche passé, pour longtemps paralysé par sa vénération des croyances et coutumes d’un autre âge. Un blocage dont Jafar Panahi continue de faire les frais, même s’il est maintenant autorisé à faire des films, tout en étant interdit de les présenter à l’étranger, malgré ses multiples récompenses obtenues à Cannes (Caméra d’or pour Le Ballon blanc en 1995 ; Prix du Jury d’Un Certain Regard pour Sang et Or en 2003), Locarno (Léopard d’or pour Le Miroir en 1997), Venise (Lion d’or et le prix FIPRESCI pour Le Cercle en 2000), Berlin (Ours d’argent du meilleur réalisateur pour Hors jeu en 2006 ; ce même Ours d’argent du meilleur scénario pour Closed Curtain en 2013, et l’Ours d’or et le FIPRESCI, en 2015, pour Taxi Téhéran). Qui dit mieux en Iran ? Son maître Abbas Kiarostami, dont il fut l’assistant (Au travers des oliviers, 1994) et qui cosigna le scénario du Ballon blanc. Qu’on se le dise en haut lieu à Téhéran !